Mercredi 26 Janvier 2022

C’est toute en sobriété avec un col roulé bleu, sans maquillage ni vernis et juste ses lunettes de vue devant son œil gris qu’Anne Berest est entrée, discrètement, sans tambour ni trompette dans l’amphi Jeannie de Clarens. Presque en catimini, Anne Berest est donc venue Mercredi 26 Janvier discuter avec les jurés du Prix Littéraire, de son roman La carte postale, petit pavé presque effrayant par sa taille auquel elle a modestement soustrait 250 pages, et qui comme elle nous le confie, a délicatement atterrit entre les mains de Serge Klarsfeld qui a pris le soin de l’annoter et de le colorer de post-its pour s’entretenir avec son auteure. 

À la fois pleine de retenue mais aussi de spontanéité incontrôlée et éblouissante, Anne Berest a répondu avec générosité pendant plus d’une heure trente aux questions des étudiants de Sciences Po. C’est dans l’échange qu’Anne Berest a voulu transmettre son histoire, dans l’optique d’ouvrir des portes, de guider vers les ouvrages historiens, vers les interrogations, les questionnements. Car tout part initialement d’interrogations : qu’est-ce qu’être juif ? Qu’est-ce qu’avoir comme héritage familial une carte postale anonyme avec inscrit dessus des membres de sa famille décédés à Auschwitz ? Quand on a aucunes traces familiales, comment se construit-on ? Comment ces non-dits, ces héritages confisqués infusent en nous ? Voici les grands questionnements qui ont rythmé notre échange avec la lauréate du Prix Renaudot des Lycéens 2021, en lice pour la 3ème édition du Prix Littéraire des Étudiants de Sciences Po. 

La carte postale anonyme

Avec La carte postale, on découvre quelques réponses à ces questions. On ressent l’errance des juifs du début du XXe siècle, les familles fragmentées, changeant de pays au rythme des menaces avec un éternel espoir d’intégration si illuminant qu’il aveugle face au drame qui sévit. On s’effondre devant la noirceur et l’irrationalité des rafles qui viennent briser des désirs de jeunesse. On découvre la singularité des destins mutilés comme celui Noémie Rabinovitch, qui même déportée resta une écrivaine. On aborde l’antisémitisme sous-jacent après la guerre, par des tags sur les maisons de juifs, par les préjugés de simples enfants dans la cour de récréation. On vibre aussi aux mutations d’un siècle post-guerre plein d’espoir où la religion c’est aussi le progrès, où l’intégration rêvée du grand-père ce sont ses petites-filles Berest qui vont à la Sorbonne et préparent Normale Sup. 

Et avec nos échanges avec Anne Berest, on découvre encore d’autres réponses à ces questions qui dépassent même la simple interrogation de la judéité, et convergent vers la condition humaine. Elle a évoqué le puzzle que chacun d’entre-nous était, la quête constante d’assemblage des pièces du puzzle qu’est la vie, et surtout la colonne vertébrale que représentent chaque petite frontière entre chaque pièce du puzzle. Car c’est ce travail d’assemblage qui compte, c’est le processus de juxtaposition de chaque pièce qui fait qui nous sommes, ce sont les lignes entre chaque morceau du puzzle qui nous représentent plus que le visuel final. L’héritage de ces pièces de puzzle n’est qu’un point de départ, on peut aller l’investir pleinement comme on peut s’en affranchir, mais c’est le chemin qu’on fait avec qui compte selon elle. 

« Au fond dire ‘’je ne sais pas’’, c’est votre plus grande arme dans la vie »

Anne Berest nous dit « Au fond dire ‘’je ne sais pas’’, c’est votre plus grande arme dans la vie ». Elle nous explique la dimension cathartique qu’a eu ce livre. Parce que justement elle ne savait pas, il a fallu tout investir, tout lire, tout comprendre, donner les témoignages de ceux qui n’ont pas pu en donner, pour à la fois se guérir soi, mais aussi guérir ses ancêtres. Il fallait pour Anne Berest « rendre une justesse, et peut-être une justice de qui ils étaient » pour apaiser son présent à elle, mais aussi notre présente à nous, car c’est un roman contre l’oubli. 

« Ils ont eu vingt ans comme moi. Et ma grand-mère elle se fait rafler à la terrasse d’un café par pur désir de jeunesse. »

Les questions de spiritualité, d’irrationnel, de transmission, de coïncidences, d’héritage ont aussi rythmé nos discussions. Elle nous explique les théories de psychomagie de Alejandro Jodorowsky, son impression que ses ancêtres lui parlaient, la regardaient, la guidaient. Elle développe toute cette force qu’a la littérature que de donner vie aux morts, de les insuffler. Beaucoup de son travail de recherche et d’écriture s’est aussi fait en analogie avec ses grands-parents. Elle explique : « Ils ont eu vingt ans comme moi. Et ma grand-mère elle se fait rafler à la terrasse d’un café par pur désir de jeunesse. » À travers ses interventions, l’auteure nous emmène en Palestine, le dos courbé, les mains dans la terre sous un soleil incandescent, en train de reconstruire une vie bien loin de la noblesse moscovite. Elle nous emmène dans l’écriture de sa mère et de sa sœur, personnages centraux du roman, si difficile à décrire sans caricaturer ou blesser. Elle nous emmène dans l’angoisse qu’a été son enquête délirante qui l’a plongé dans tous les travaux d’historiens, qui l’a embarqué dans des situations presque folkloriques avec un calligraphe nommé Jésus, un Duluc détective de films Truffaut, pour trouver l’expéditeur de cette carte postale.   

Les minutes passent, les questions fusent, les réponses clairvoyantes d’Anne Berest naissent dans la seconde et touchent tout l’auditoire. L’amphi pour cette rencontre est par coïncidence celui de Jeannie de Clarens, évadée du camp de Ravensbrück. Cette alchimie montre l’impact sur chacun de La carte postale, qui nous a incontestablement ému, nous a bousculé, nous a transmis à la fois des fragments de vie mais aussi toute la complexité de l’histoire. 

« Les livres vous traversent, vous changent. Et si quand vous avez terminé un livre vous n’avez pas changé, vous n’avez pas terminé. Recommencez. »

Edgar Paysant

Dédicace d’Anne Berest de son livre La carte postale au Prix littéraire des étudiants de Sciences Po.