A la ligne : Feuillets d’usine est le premier des romans du Prix que j’ai lu, et ça demeure mon préféré. On ne manque pas d’écrivains qui ont cherché à décrire la précarité des classes populaires, ni les conditions des usines et abattoirs. Pourtant, ces auteurs restent souvent dans un regard externe, et s’ils pénètrent dans la vie intime des personnages, c’est en rompant avec un bagage culturel et littéraire, perçu comme étranger au milieu populaire décrit. Or, A la ligne est le témoignage d’un homme littéraire, qui se retrouve en intérim dans des usines, faute d’avoir pu trouver un emploi en adéquation avec ses études. Plus vers que prose, son récit mêle Proust à argot populaire sans dissonance. Son style donne même parfois une touche d’humour à une situation qui pourrait sinon peser. Son registre ouvre les usines et la vie précaire des intérimaires à ceux qui y verraient un univers à part, détaché du monde des « élites » avec leur patrimoine culturel. Sans prétendre s’exprimer à une échelle autre qu’individuelle, sans revendications sociales ou politiques, Joseph Ponthus conte les petits moments de sa vie. Il n’idéalise pas l’expérience d’égoutter du tofu toute la nuit, mais il montre qu’on peut la décrire avec beauté. Et puis la vie se poursuit, et il va à la ligne.

Anna McLean


Résumer, analyser et commenter une œuvre littéraire n’est jamais chose aisée, d’autant plus si l’objectif est de persuader le lecteur de s’engager à son tour dans la découverte de cette œuvre. Toutefois, il est des œuvres dont la puissance s’exprime sans avoir besoin d’être explicitée. C’est le cas du premier roman de Joseph Ponthus À la ligne.

Pendant deux ans, Joseph Ponthus a inventorié son quotidien d’intérimaire, des conserveries de poissons à l’abattoir. Jour après jour, il a retranscrit avec une brutale précision l’épuisement de la vie à l’usine. « Par la magie d’une écriture tour à tour distanciée, coléreuse, drôle, fraternelle, la vie ouvrière devient une odyssée où Ulysse combat des carcasses de bœufs et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes. », à la différence près que c’est la littérature qui réside au sommet de son
Mont Olympe.

Parce que le seul le réconfort de la littérature lui a permis de survivre à l’éreintement de l’usine, seul un dialogue entre de grandes figures de la littérature et l’auteur pouvait rendre grâce à la qualité de cet ouvrage.

La souillure

Simone Weil :
La pureté est le pouvoir de contempler la souillure.

Joseph Ponthus :
J’ai écrit tous les soirs en tâchant de me préserver, de trouver la force et la beauté de cet univers clos et irréel ; j’ai tâché de me convaincre en écrivant que ma situation n’était pas si pire, comme on dit. J’ai écrit comme je pensais à la ligne, en tâchant de lutter avec les quelques armes que je peux avoir, ma tendresse et ma joie. Et parfois quelques rires.

Le retour à la ligne

David Foenkinos :
Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.
Je me sentais à l’arrêt à chaque point.
Impossible d’avancer.
C’était une sensation physique, une oppression.
J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer.
Alors j’ai compris qu’il fallait écrire ainsi.

Joseph Ponthus :
Je me suis très vite rendu compte que je retournais sur mes lignes de production tous les matins comme sur mes lignes d’écriture tous les soirs. Il ne s’agit en aucun cas de recherche ni d’artifice formels. Le fond est la forme.

L’usine

Gustave Flaubert :
Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.

Joseph Ponthus :
L’usine fait par nature appel à nos cinq sens : l’odeur qui agresse au départ puis qu’on ne sent plus, le bruit qu’on entendra toujours malgré les protections auditives, la vue de l’immensité de la mort animale industrielle, le goût des trucs dans la bouche qu’on vole pour s’en mettre un peu dans le bide, le toucher glacial des bêtes mortes.

Le travail

Kazimir Malévitch :
Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. 

Joseph Ponthus :
L’intérimaire mène une guerre contre lui-même: s’il flanche, il perd son boulot.

Raconter

Montaigne :
Je n’enseigne pas, je raconte.

Joseph Ponthus :
Tacher de raconter ce qui ne le mérite pas. Le travail dans sa plus banale nudité.

Meryl Merran


A chaque jour suffit son poème

A la ligne est un recueil de poèmes narratif écrit par Joseph Ponthus
C’est comme de la poésie mais ça raconte une histoire
Presque toujours la même
Celle d’un type qui bosse sans relâche pour se payer le loyer l’électricité la nourriture la nourriture du chien

Il faut bien le faire
Alors il le fait
Chaque jour
Sans relâche
Dans les entrepôts trop froids où on conserve le poisson
Dans les abattoirs trop chauds où les vaches s’agitent avant la mort
Et malgré ça
Son regard est bienveillant
Il n’est pas dégoûté juste lucide
Il accepte sa condition pour mieux lutter

Il tient bon
Il se bat avec son corps et sa tête
Il se fait des poèmes des jeux de mots des listes à la Prévert
Il se rappelle des écrivains des philosophes des romanciers
Et il tient bon

Le livre se lit bien
Le découpage en courts chapitres bat la mesure
Les paragraphes indiquent la cadence
Les anecdotes de travail sont autant de mélodies
Le livre est une grande chanson
Le genre de chanson qu’on chante à l’usine pour se donner du courage pour se remettre le coeur à l’ouvrage comme dirait Henri Salvador

C’est quand même sacrément beau des fois
Ces efforts surhumains pour ne pas se laisser bouffer par un quotidien machinal
Pour pas se laisser aspirer par la machine
Pour pas devenir une machine soi-même
Ce monde caché et vertigineux des petits boulots de l’alimentaire
Avec ses codes sa hiérarchie sa philosophie productiviste sa fragmentation extrême du travail qui touche à l’absurde
Ces petits plaisirs une fois à la maison qui prennent toute leur saveur
Ces phrases en suspension dont on ne sait jamais vraiment quand elles vont retomber
Ces réflexions si humaines et si touchantes
Ces chutes habilement amenées

Alors certes
C’est monotone
C’est toujours un peu la même chose

C’est ennuyeux des fois
Mais c’est justifié
Comment faire ressentir autrement la monotonie la résignation la lutte du quotidien
C’est une lutte sur le temps long dont les poèmes ne sont déjà qu’un condensé

A lire
Par amour de la poésie
Par goût des lettres
Par solidarité avec ceux qui travaillent à s’en briser le corps
A la chaîne
A la ligne

Elorn Goasdoué


Intégralement rédigé en vers libres, le premier roman autobiographique de Joseph Ponthus, A la ligne. Feuillets d’usine, frappe le lecteur au ventre.

Il décrit très minutieusement chacun des emplois successifs qu’il occupe comme intérimaire en Bretagne, qu’il s’agisse d’une usine de poissons et de crevettes ou encore d’un atelier de découpe de porc puis de bœuf.

Sans tomber dans le pathos et tout en sachant faire preuve d’humour, son écriture permet à l’auteur de dénoncer clairement et efficacement ses conditions de travail : précarité, salaire faible, lutte contre le froid, pauses chronométrées, travail intégralement de nuit ou embauche à 4 heures du matin, rendement de la chaîne à la limite de la résistance physique, douleur,… Le sujet rappelle certaines pages du seigneur des porcheries (Tristan Egolf) et, bien sûr, La Jungle d’Upton Sinclair.
On ne peut pas lire A la ligne sans nécessairement s’interroger sur une société qui continue de sécréter au XXIème siècle de tels postes qui abîment à ce point leurs titulaires. 

Les expériences en abattoirs interpellent également le lecteur quant à la problématique de la maltraitance animale dans notre société de consommation. Joseph Ponthus affirme que « rien n’a pratiquement changé » depuis Le sang des bêtes (1949, G. Franju, 22 min.). En complément de la lecture d’A la ligne, le visionnage de ce documentaire me semble obligatoire pour réfléchir à ces propos (il est librement accessible sur Youtube dans une version de qualité médiocre).

Si l’auteur paraît parfois résigné, il fait surtout preuve de courage et d’abnégation au quotidien. Comment survivre ? Grâce notamment aux « joies simples » et aux petits gestes. Mais il y a aussi une place très importante pour la culture en général (la musique avec Trenet et Brel, le cinéma avec Godard) et la littérature en particulier. Pour l’aider à surmonter les épreuves, il cite dans le texte Barbey d’Aurevilly, Dumas, Apollinaire, Jean de La Bruyère, et convoque Rabelais, Marx, Aragon, Shakespeare et Georges Perec. Ce sont ses compagnons d’infortune, hérités de ses études antérieures qui, peut-être, le conduiront un jour à une meilleure situation. 

Avec ce livre, nous sommes donc en présence de deux dimensions fondamentales de la littérature : d’une part, celle qui permet de (sur)vivre, de voyager, d’avancer, de supporter (pour l’auteur) et, d’autre part, celle qui invite à la découverte, à la compréhension, au questionnement et à la remise en cause (pour le lecteur). Cette seconde dimension étant propre à la littérature d’engagement dont A la ligne est une excellente illustration.

Cédric Lucotte Le Visage