« Un livre sur la possibilité d’être fidèle à ses aspirations, sans froisser ceux qu’on aime, ceux qui nous aiment. » En ce jeudi 1er février 2024, le Prix Littéraire des Étudiants de Sciences Po recevait Émilie Frèche, autrice des Amants du Lutetia (Albin Michel) pour une rencontre foisonnante, introduite par une discussion autour de la notion d’engagement. Ce qui intéresse Émilie Frèche – dont le premier film réalisé est intitulé Les engagés – dans l’écriture d’un roman, c’est de traiter des thématiques universelles à travers un sujet de société. Dans Les amants du Lutetia, elle prend pour point de départ le fait divers réel d’un pacte suicidaire, pour tisser une réflexion plus large sur des sujets comme l’abandon d’un enfant, les excès de la génération qui a suivi la seconde guerre mondiale, et bien sûr le droit de choisir sa mort, comme on choisit sa vie. Le suicide est considéré par Maud et Ezra Kerr (personnages du roman) comme une liberté suprême, et par lui ils s’engagent devant la société. Mais en l’accomplissant, c’est en fait leur fille qu’ils sacrifient. Les amants du Lutetia peut ainsi être lu comme une réflexion autour de l’engagement : qu’est-on prêt à compromettre pour celui-ci ?

Emilie Frèche à Sciences Po, le 1er février 2024

Dans Les amants du Lutetia, nous suivons le personnage de la fille du couple, Éléonore, à partir du jour de la mort de ses parents, et pendant toute sa période de deuil. Ces derniers viennent de se suicider dans leurs plus beaux habits, au cœur de Paris, dans une suite du Lutetia, laissant derrière eux une lettre introduite par la citation de Primo Levi : « Pour nous, l’histoire était terminée. » L’autrice a choisi de raconter ces amants depuis le point de vue de leur fille unique, comme un écho à sa propre histoire. Ce livre est une façon pour elle de faire le deuil de parents qui l’ont eux aussi abandonnée, à leur façon. « La littérature est là pour bousculer, mais aussi pour être un lieu de fraternité », un objet qui permet au lecteur de se dire qu’il n’est pas seul.

« Le sujet est un pacte suicidaire, et en même temps, j’ai l’impression que c’est un éloge de la vie », nous raconte l’autrice. C’est aussi un roman qui raconte le faste et les excès d’une génération qui a grandi avec la seconde guerre mondiale, puis a vécu l’avènement de la société de consommation. Maud et Ezra Kerr sont présentés comme des personnages fantasques, riches publicitaires, icônes d’une époque où la liberté d’esprit, et de corps, faisaient loi. Si Émilie Frèche dépeint les dérives de ce milieu, qu’Éléonore a pu subir pendant son enfance, elle ne porte pourtant pas de jugement sur ses personnages. Elle ne fait que décrire « un égoïsme de survie, qui est global et générationnel. Comment faire autrement quand on doit grandir sur les cendres d’un génocide qui a fait plus de six millions de morts en Europe ? ». C’est Simon, le petit-fils, qui permet de faire le chemin de l’empathie envers cette génération qui a d’abord voulu maîtriser la vie (avec l’IVG et la contraception), et qui réclame maintenant de maîtriser sa sortie. Ici, le récit sait aussi se faire choral, par un jeu avec différents médias. Ainsi, au fil des pages, des captures d’écrans de posts instagram, et des lettres sont insérés. On y découvre le combat de Simon, fervent admirateur du geste ultime de ses grands-parents qu’il porte au statut de héros sur les réseaux sociaux.

Émilie Frèche fait le choix de la fiction pour écrire un récit pourtant très intime, car ce médium permet d’aller à un endroit que nulle autre forme d’écriture ne peut atteindre : elle permet de vivre d’autres vies que la sienne, et en cela elle se rapproche du métier d’acteur. Dans son travail préparatoire, l’autrice écrit d’ailleurs des biographies de ses personnages, car pour les décrire avec justesse, elle veut savoir précisément d’où ils parlent. Dans Les amants du Lutetia, Émilie Frèche a cherché à créer des personnages éminemment romanesques par leur superbe et par leur démesure, indépendamment de leur morale, tout en ancrant fortement son histoire personnelle dans ce récit. « Ce qui me satisfait, c’est que je trouve que ce livre me ressemble », conclue-t-elle.

Cléa Brunaux