@annawandagogusey

Surprenant. C’est cela, surprenant. Les premières pages du Nino dans la nuit de Capucine et Simon Johannin laissent dubitatif. Une gerbe d’images, de sentiments, de réflexions, qui s’entremêlent et se complètent en une explosion d’informations et de questions. La vulgarité, dès la première page, côtoie les tournures les plus poétiques qu’il m’ait été donné de rencontrer dans un roman contemporain. L’ensemble, d’abord indigeste, sait apprivoiser petit à petit le lecteur, qui prend sans s’en rendre compte un plaisir attentif à tourner chacune des pages, à la recherche d’une phrase qui roulera dans sa bouche. Les mots les plus inattendus, et parfois les plus laids, se joignent pour couler en longs ruisseaux de miel le long des pages de ce petit livre noir. Chaque instant, chaque peur, chaque désir se trouve figé, avec une intensité rare, sur le papier blanc. Ensemble, ils content sans en avoir l’air l’histoire d’une vie, qui coule petit à petit entre les doigts, et que l’on suit avec délice. Elle est dure parfois, absurde souvent, et de rares rayons de soleil la traversent par intermittence, sans pourtant jeter ses personnages dans les abîmes du désespoir. Les êtres qui la peuplent, formidablement bien écrits, sont criants de vérité, et leurs paroles, leurs conceptions du monde, leurs faiblesses, toutes les font ressurgir dans leur incomparabilité. Les plus secondaires des protagonistes savent être touchants et profonds, et semblent porter sur leurs épaules le poids d’un passé à jamais inconnu. Les pages de ce roman, que l’on ne saurait lire autrement qu’en apnée, cachent avant tout un chemin, dont on ignore à la fois le commencement et la fin, mais qui demeure de bout en bout si beau à parcourir que l’on le quitte à regret. Nino, Lale, Malik, Charlie, se laissent porter par les flots d’une vie qui les lie et les dépasse, et dans lesquels l’on se plonge avec un plaisir sans cesse renouvelé. Les rares bouffées d’air frais qui jalonnent l’ouvrage, Paradis de fraîcheur et de douceur perdus dans une course qui jamais ne s’arrête, apportent à l’œuvre des sursis bienvenus, quand le rythme des phrases, auquel l’on a pourtant fini par s’habituer, se fait trop rapide, trop lourd et, en un sens, trop beau, pour être plus longtemps supporté.

Un roman formidablement bien écrit, d’une poésie rare, et que l’on repose avec l’étrange sentiment d’avoir un peu vécu.

Noé De Vos


Entre les marchands de sommeil et la dégénérescence des adultes, Nino et Lale rampent dans un univers où le capitalisme a rencontré le stakhanovisme, au détriment du sens commun. Portrait d’une jeunesse précaire marchant sur les débris du monde, Nino dans la nuit est un enchaînement de volutes de fumées bleues, de larcins de subsistance, de lumières épileptiques et d’espoirs pulvérisés. C’est un exutoire essaimé d’imprévisibles fulgurances, où l’on rencontre les petits revendeurs de shit et les bandits aux joyaux. 

Un roman à quatre main donc, et cela suffit à tenter l’aventure. Les auteurs racontent sans complaisance le quotidien morcelé des protagonistes, les combines de la survie en milieu hostile, la lutte contre la moiteur de la dépression de Lale, l’échappée belle dans les rythmes convulsés des boîtes de Bruxelles et de Paris. On se laisse emporter dans un conte âpre, vif, à la trame narrative incertaine mais aux dialogues percutants.

Recalé de la légion d’honneur – ultime tentative pour échapper à la réalité – Nino marche dans la nuit, son amour pour Lale au creux du cœur, et use de métaphores comme d’une machette pour se tailler un chemin dans la morbidité alentours. L’oralité comme fil rouge stylistique, Capucine et Simon Johannin collent sur nos rétines des images de Larry Clark et de Gaspard Noé, l’amour et les psychotropes comme uniques chapelles. C’est une « écriture de la marge » qui intrigue et qui interroge, mais qui peine dans les virages. Comme Nino, comme Lale, on s’essouffle dans la vitesse, on ploit sous la répétition, on s’épuise entre les pages. A l’image des stupéfiants, tout est une question de dosage, et la puissance de l’envolée n’a d’égal que l’inconfort de l’atterrissage. 

On referme Nino dans la nuit comme on se réveille d’une escapade nocturne aux rives de l’excès. Les yeux et les oreilles bourdonnant, la gorge sèche, les sens en émois, heureux du voyage, mais incapables de dire avec certitude si le jeu en vaut la chandelle. 

Iris Lambert


Nino dans la nuit ou au crépuscule de sa vie. Des lignes enfumées, une tension étrange variant entre la souffrance macabre, la désillusion sinistre et l’espoir d’une jeunesse qui crame son temps à coups de pets. Il faut rouler, rouler les pages, comme Nino roule ses joints, pour se plonger dans la vie d’un roublard. Nino, c’est une vie dense, des épisodes erratiques, accidents et brins de lumière dont la morale est incertaine. C’est un gosse, encore trop jeune pour prendre ses ailes, qui luttent, volent, travaille et se fait exploiter. C’est le patron moustachu qui crache et maudit, c’est son job de serveur dans des boites miteuses vendant des logiciels, c’est les gars de cité avec leurs pompes et joggings, c’est les cinglés miséreux qui chient dans la rue et chialent en cachette. Nino nous plonge sans attendre dans un monde étrange, pas totalement noir, qui ne cesse de tituber entre galère et évasion. L’évasion, c’est bien ce qui lui reste, le Jack, la bonne, la SPEED et tout le tralala de pilules qui glisse dans l’œsophage et donne d’étranges feux dans le regard. C’est la nuit qui éclate les tympans, c’est la fosse qui déhanche, c’est l’explosion de sens et puis l’oubli. D’ailleurs, Nino se réveille souvent malheureux après le crash. Il gagne un peu, perd tout. Il s’en sort un peu, puis replonge. C’est un yoyo incessant malmené par les connards, tenu sur le bout du fil par les amis. Malik, Charlie, Eloïse, Farfadet, toute l’équipe plane, totalement, dans leur monde à deux cent à l’heure, chacun traficotant pour vivre, survivre et prendre son pied. Et puis Nino, il ne te reste que Lale, ta compagne, cette peau douce qui t’éteint chaque soir dans une enveloppe sereine. C’est un peu comme 1984, ou comme tout bon récit noir, il n’y a que l’amour qui donne du sens aux choses, mais vraiment, faut-il tenir à une si grande banalité romanesque ? Alors Nino, tu es l’enfant étrange d’un duo, Capucine et Simon Johannin. Le langage claque sous leur plume, les paroles sonnent vraies, puent la misère, la rue et les clashs. Tout est en métaphore, en sous-entendu, un style particulier, parfois indigeste, où l’image surplombe le mot juste, où tout est un réseau de sens, d’images, de métaphores. Nino, vous lui avez donnée une vie éclatante, sans fil conducteur, et c’est parfois gênant, cette plongée presque boulimique dans la critique sociale. On y condamne tout, la légion étrangère, le capitalisme cannibalisé, les radins bien portants, les drogues et leurs ravages, la lutte presque extatique d’un couple. Et puis Nino, dans tout ce boucan, on n’a cessé de te le dire, tu as une belle tête, tu es mignon, t’es pas méchant. C’est ce qui te retient à la vie. Alors qu’apprendre de ce livre, de ta vie Nino ? Trop de choses et pas assez. Cela fuse trop, cela tire à tous les sens, boit entre chaque page, fume à chaque ligne, souffre à chaque virgule. Des affaires, sales, toujours, des empilements de colère et in fine, une longue nuit qui ne prend fin et un message brouillon. Je me demande bien que signifie la vie de Nino. Une échappée dans la galère ? Un regard omniscient sur la mouise ? Une plongée délirante dans la démerde des jeunes ? Une peinture sociale aux traits trop marqués, avec un gros feutre qui souligne chaque contour, en raffermie le trait, et des pastels qui laissent des taches laiteuses rebutantes ? Non, Nino, ce n’est pas vraiment Gavroche, bien qu’il ait cet air de roublard et de sans-culotte bravache. Nino, ce n’est pas même Etienne Lantier, ni dingue, ni dégénérant. C’est un jeune banal et à la fois fantastique, une histoire sans morale et à la fois un crève-cœur, une fresque sociale sincère et à la fois fourre-tout. C’est un peu tout et rien, comme le fil de l’histoire.  C’est à lire, sans doute, juste pour se prendre la claque d’une vie trippante, juste pour toucher du doigt le style si particulier des auteurs. Ce n’est à mettre entre toutes les mains tant Nino est particulier. On peut accrocher, décrocher, se raccrocher, et il faut tenir, à la longue jusqu’à la dernière page, avec une fin à l’image de l’ouvrage, surprenante, décalée, tout en contraste, mêlant bol d’air et subite violence. J’ai lutté à vrai dire, peiné à m’accrocher, puis gobé les cent dernières pages, en sautant des passages, car dans le tourbillon de la vie, Nino nous jette trop de faits et feux aux yeux, et dans la tornade de ces jours, on a parfois un peu le tournis. Nino dans la nuit, c’est l’ecstasy et la furie. 

Ismail Hamoumi