August Macke, La Tempête (1911)

Le regard compatissant, enrichi de son expérience d’avocat qui en a vu de nombreuses du type de son héros, Abel Quentin retrace l’itinéraire d’une jeune fille qui a embrassé un combat, en apparence étranger à ses origines.

Avant de rejoindre la cohorte invisible des grands brûlés de l’Islam, Chafia Al-Faransi était Jenny Marchand, une jeune adolescente de 15-16 ans. Elle habite un pavillon de Sucy-en-Loire. Une commune située dans la Nièvre, ville jumelle de bien d’autres communes françaises autrefois à majorité agricole, aujourd’hui totalement urbanisée. Fille unique, elle est entourée de ses parents, des « gens bien » auraient pu dire les voisins après la catastrophe. Son père, Patrick Marchand affectionne l’humour potache, le ball-trap, les hôtesses Pirelli et garde un amour de jeunesse, les soirées disco. Sa mère, Marion Marchand est l’intello du couple, fidèle lectrice des tourne-pages de Ken Follet ou Christian Jacq, elle se veut de son temps, « une citoyenne inquiète et concernée. ».  Tous les deux ont tous des êtres civilisés de notre temps. Pourtant, il y a un peu trop de normalité et peu de vie dans ces personnages-types pour que le lecteur s’attache à eux et aux yeux de Jenny pour qu’ils puissent comprendre son mal-être. L’itinéraire de leur fille arrive à peine à détruire leurs certitudes. La vie est simple à leurs yeux, si on y met « de la Bonne Humeur, de la Foi en l’avenir et du goût pour le Travail Bien Fait. ». Ils s’obstinent à vouloir la faire leur ressembler et ne veulent pas comprendre ses tourments. « « Puisses-tu retrouver un peu de légèreté, Jenny » disent les yeux de Patrick Marchand, chavirés par le Cointreau. ». 

Comment devient-on une houri[1] dans un cadre aussi commun ? Pour y répondre, l’auteur s’attarde surtout à comprendre l’adolescente et sa douleur en en faisant les principaux facteurs de son endoctrinement. 

L’absence de doute des parents de Jenny est cruelle pour leur fille qui enfouit son désespoir à l’intérieur d’elle-même. Jenny était pleine de rêves lues il y a encore peu de temps dans la saga Harry Potter mais elle n’y croit plus. Elle observe de loin et pleine d’envie « les Maîtres du Swag » du lycée Henri-Matisse, obnubilée par le spectacle des autres qui creuse son mal-être. Elle voudrait être quelqu’un, en particulier être reconnue par Clément la tête de ligne des « fresheurs du bahut ». Elle s’efface dans l’ombre du préau. « Loup solitaire » lira-t-on dans les journaux, on voit mal ce qu’elle tient du loup, plutôt emprunte-elle plus à la louve blessée. Elle se cache de la meute de ses camarades pour ressasser le souvenir humiliant de cette soirée où le bellâtre de Sucy-en-Loire dans sa grande mansuétude (qu’il croit être un devoir découlant de son physique avantageux) avait accepté une danse avec l’invisible Jenny pour la rejeter quand, croyant son heure de gloire venue, elle tenta un baiser. 

L’auteur décrit bien cette période adolescente pendant laquelle une distance se creuse autour de soi et en soi. Autour de soi où l’on s’éloigne des parents et des autres, du monde des adultes que l’on se met à nommer « système » sans connaître rien d’autre que son cadre familier ; pour Jenny, Sucy-en-Loire, Nevers et le lac des Settons. Une distance en soi, où l’on s’éloigne de l’enfant passé qui se dérobe et laisse une place vide qu’on a du mal à habiter. Il décrit les déceptions amoureuses, les fugues, les tentatives de suicide faîtes à moitié. La principale qualité de ce livre réside ici dans cette intention de l’auteur de comprendre son objet, les mouvements de l’âme et les pensées de la jeune endoctrinée. Mais cette intention est en même temps trop présente et empêche une intimité partagée entre le lecteur et Jenny. Le narrateur omniscient a le recul d’un adulte sur la période, il décrit le malaise du personnage avec trop de discernement, un vocabulaire trop riche pour qu’on partage la peine de Jenny telle qu’elle la vit avec ses mots d’adolescente. Le romancier veut nous faire comprendre cette déchirure à tous prix et laisse peu parler Jenny. 

A l’omniprésence de l’auteur, s’ajoute l’usage de nombreux lieux communs. Dans sa tentative de la décrire en recourant à des images connues, elle reste dès lors un type de l’ado dont il est difficile de saisir la singularité de caractère. Elle est décrite comme une junky amoureuse de Kurt Curbain, une jeune fille effacée fantasmant qu’Harry Potter vienne l’embrasser avec fougue, ce qui est un peu stéréotypé. L’usage des clichés sur l’adolescence peut cependant être lu comme une intention de l’auteur. Celle de montrer au lecteur combien son caractère est aussi fuyant pour la jeune fille, elle-même, qui se cherche une identité. 

Une identité, c’est Dounïa qui le lui donnera, elle seule a prononcé les mots que Jenny attendait : « Je suis sûre que toi, tu finiras par faire quelque chose. ». Dès leur rencontre, Jenny est attirée par cette jeune fille, à peine plus âgée qu’elle, une rageuse pleine d’assurance. Dounïa a des réponses pour tout, comme les parents de Jenny mais les siennes répondent en l’approfondissant à la haine du monde déjà en germe chez Jenny. Elle lui apprend à mépriser tout ce qui lui est familier : les parents qui sont des impies, les politiciens des rats qui ne veulent que détruire le pure Islam, la France perfide persécutrice de l’Orient depuis des millénaires. 

On comprend que l’islam radical vient combler un vide présent chez Jenny. Cependant ce système de pensée prêt à l’action et qu’elle lui distille à dose de sourates bien choisies et de vidéos de décapitation, le roman ne le décortique pas. Il décrit plutôt les compensations que les adolescentes y trouvent, comme la possibilité de vivre leurs rêves romantiques. Au fast food halal, haut lieu de leur endoctrinement, on parle plus de garçons, héros virils des combats en Syrie en piaffant pour cacher sa gêne, que de Coran. Un usage en surface de l’Islam semble-t-il mais qui les mène pour autant jusqu’à la mort.  Sans une réflexion sur la particularité du message de l’islamisme, le lecteur est dès lors tenté de ne retenir comme facteur de destruction de Jenny que son malaise adolescent. Lequel avec un autre discours systématique aurait pu tout autant la conduire aux mêmes fins tragiques. On est tenté de penser cela, d’autant plus lorsque l’auteur réécrit la phrase de Mohammed Merah Nous aimons la mort comme vous aimez la vieen faisant primer le malaise adolescent : « Nous avons peur de la vie comme vous avez peur de la mort. ». Dès lors la piste d’explication qui aurait pu être attendue ne tient plus : celle d’une pensée mortifère, l’islamisme, qui conduit à la mort à un âge où on s’efforce à accorder ses gestes à des principes qu’on se cherche. Mais l’auteur laisse le lecteur avec ses questions.

Le roman se double dès le début, du récit du crépuscule de la classe politique française, repliée en ses querelles internes. Les deux récits de Jenny et du pouvoir déclinant se déroulent par succession sans se faire écho. Ils ont peu en commun à se demander pendant une longue partie du roman quel est l’apport de l’un à l’autre. 

Dans la France du roman, il ne reste à la tête de l’Etat qu’« un évêque cacochyme et ses thuriféraires ». Ce sont deux fantômes concupiscents. D’un côté l’un est un conseiller doté d’un esprit mécanique transpirant de l’habilité des parvenus de la haute administration. De l’autre, Karawicz est ministre de l’intérieur, démagogue et porté par l’ambition. Au-dessus d’eux, le président Antoine Saint-Maxens, jadis brillant, se meurt en son palais, tel un prince riche mais impuissant. Cela change quand Saint-Maxens ordonne à distance la mort d’une jeune terroriste française de l’autre côté de la Méditerranée, Dounïa Bousaïd. L’auteur scelle à cette étape du roman le destin de ces deux errants, Saint-Maxens et Jenny. Elle, veut venger son impresario en mettant en scène sa brusque irruption meurtrière sur le plateau de la célébrité télévisuelle puis sa disparition tout aussi soudaine. Lui, est pris d’un « brimbalement de l’âme qui le laisse prostré le soir et le cueille surexcité au réveil, prêt à en découdre », à renouer avec son aura passé. A mesure que la catastrophe se rapproche, leurs récits s’enchaînent plus rapidement. Ils écoutent la même musique : « Si j’quitte le ter-ter c’est pour t’rafaler. » et sont travaillés tous les deux par le désespoir.

Malgré cela, le récit d’un président dépressif reste cosmétique, il paraît uniquement destiné à permettre une fin de roman spectaculaire, où les deux héros meurent sur la même scène. Pour ajouter à l’effet théâtrale, dans les dernières pages avant la catastrophe, l’auteur ajoute une impression de fatalité dans leur destin. Jenny hésite en trainant des les rues de Paris mais cette autre qui la commande qu’est Chafia est décidée. Saint-Maxens se laisse ballotter de mains en mains à son dernier meeting, comme s’il attendait qu’un incident survienne. 

Comme pour Jenny, la singularité de Saint-Maxens est manquée. Le style de l’auteur en phrases serpentines qui accumulent les subordonnées tentent d’atteindre avec peine l’intériorité des personnages. Il veut montrer au lecteur leur douleur en recourant à des descriptions physique et psychologique et aux flux de conscience. Mais ceux-ci deviennent souvent les descriptions enrichies des commentaires et du savoir du narrateur omniscient.  Si le but l’auteur était de développer, par ce récit enchâssé, une critique des acteurs politiques français, elle n’apparaît qu’à l’état d’esquisse.

Jenny et Saint-Maxens, mais aussi les parents Marchand, semblent plus appartenir à la fiction que renvoyer à la réalité pour l’expliquer. Ce qui est dommage pour celui qui voulait par ce livre mieux comprendre qui sont ces terroristes français. Abel Quentin parvient néanmoins à semer le doute sur les facteurs qui ont mené Jenny au martyr, car on ne croit pas que ce soit seulement le facteur développé ici, du malaise adolescent, qui y mène. Ainsi, le lecteur continue-t-il à questionner l’interprétation qu’il aurait pu avoir avant de lire le roman. Ne pas en dire beaucoup sur l’islamisme tout en recouvrant la voix de Jenny par des essais d’explication, laisse aussi une autre possibilité au lecteur, celle d’apprendre à aimer ces ennemis qu’on nous désigne. Ils ne le sont souvent qu’apparemment. Cet enseignement plus humaniste que scientifique correspond bien au genre du roman. Chafia est assurément une surface qui a recouvert une sœur, Jenny. Une surface que l’auteur cherche à percer en la recouvrant – pourtant et c’est dommage – du flot de ses tentatives d’éclaircissements. 

L’auteur – le lecteur aussi – ressent-il qu’il a toujours un temps de retard sur la douleur vécue par les personnages ? Il y a un décalage entre ce qui est dit et ce qu’elle est peut-être. « Et pourtant, quelque part, ailleurs, la douleur continuait son grignotement de rat. » (Drieu la Rochelle, Gilles 1939) reconnaît Abel Quentin en exergue. 

[1] Vierge d’une grande beauté, récompense des héros, dans le paradis, selon la foi musulmane. Par extension dans le livre, une combattante de l’Islam, prête à tout pour sa foi, épouser un combattant ou mourir pour elle.

Victoire Bortoli


Pour son tout premier roman, l’avocat Abel Quentin a choisi de mettre au centre de son intrigue un sujet qui fait aujourd’hui l’objet de bien des controverses : la radicalisation. Un processus qui, depuis les attentats de 2015, a été manié par tous les médias, abordé lors des débats télévisés, utilisé par les acteurs politiques de tous bords. Si actuel donc, que c’est avec une certaine appréhension que j’ai entamé ce roman de la sélection, craignant un déballement de clichés, de lieux communs, une maladresse dans le traitement d’un thème si complexe. 

Jenny, le personnage principal, est une adolescente française comme une autre. Elle est déchirée entre sa quête de reconnaissance au lycée et une rupture brutale avec ses parents, qu’elle hait, le tout au sein d’une France périphérique qui n’a rien à lui offrir. Le rejet de ses pairs et l’absence de lien familial facilitent la condensation d’une haine de tout et de tous qui trouve sa continuité logique dans l’islamisme radical. Celui-ci est présenté par l’auteur comme la réponse évidente à la puissance des sentiments de l’héroïne, qui devient suite à sa conversion Chafia, une sœur qui n’éprouve plus que de la haine et l’envie de passer à l’acte, et que rien n’y personne ne pourrait dévier de cette trajectoire effrayante. Un autre scénario se superpose cependant à ce drame intra-familial. C’est celui d’une passation de pouvoir entre Saint Maxens, un président malade, épuisé, qui ne s’accroche au pouvoir que par amour pour celui-ci, et son jeune rival arrangeur de foules, qui incarne un populisme débridé. Ces deux tableaux, qui n’ont au premier abord pas grand-chose en commun, sont pourtant profondément liés, et finissent par se confondre. 

C’est en fait avec une grande habilité qu’Abel Quentin manie ce sujet délicat. Outre une plume remarquable, l’auteur arrive à alterner entre une critique acerbe de notre société qui laisse se développer, voire provoque de tels drames, et un humour qui nous fait basculer de la consternation au rire en quelques lignes. Le style de l’auteur se prête donc parfaitement à cet exercice difficile. 

Sur le fond, le mécanisme de la radicalisation est exposé, disséqué, appréhendé avec une surprenante justesse. L’auteur parvient à retranscrire de façon pertinente l’intensité des sentiments (colère, honte, rejet, désir d’appartenance) qui caractérisent la période charnière de l’adolescence. On comprend à la lecture que le danger de l’islamisme radical est justement d’offrir la solution idéale à ces sentiments, à la fois en intégrant l’individu dans un cercle soudé et en l’encourageant à laisser libre cours à la haine accumulée. Le cas de Jenny l’illustre parfaitement : elle trouve dans l’amitié des sœurs converties ce de quoi elle avait toujours été exclue avec les adolescents de son âge, et traduit sa colère envers eux et ses parents en haine envers le système et tous ceux qui ne suivent pas la même voie. Ce mécanisme qui paraît simple est pourtant habilement complexifié par l’auteur qui multiplie les points de vue. Les personnages du père et de la mère de Jenny, déchirés entre volonté de s’interposer et crainte d’empirer les choses, permettent par exemple de mieux comprendre le rôle difficile que peuvent avoir les parents. Le dédoublement du personnage principal entre une Jenny brisée, perdue, et une Chafia déterminée et haineuse, est également un élément narratif marquant. 

Si le fait de superposer à cette trajectoire individuelle une intrigue politique m’avait parue assez risquée au début du roman, l’auteur parvient pourtant à dresser un portrait pertinent du contexte dans lequel se déroule l’histoire. Malgré le caractère fictif des personnages, c’est un tableau qui ressemble à s’y méprendre à notre paysage politique… J’ai notamment trouvé la description de la fièvre populiste, ainsi que l’analyse implicite de ses mécanismes et de son succès dans la société particulièrement retentissante. Malgré quelques maladresses, comme le parallèle avec la saga Harry Potter qui m’a semblé plus un cliché sur l’adolescence qu’un élément pertinent de l’intrigue, c’est un premier roman très réussi que signe Abel Quentin. Dans l’ensemble, le ton est juste, et parvient à éviter l’infantilisation et la condescendance envers le personnage principal malgré ses excès. Outre l’histoire personnelle de Jenny qui permet de comprendre les différentes dynamiques qui peuvent entraîner la radicalisation, l’auteur nous propose de regarder notre société en face, afin de ne pas être trop prompt à désigner les coupables.  

Clémentine Kerampran