Ikiré Jones, Lagos l’afrofuturiste

Rouge impératrice offre au lecteur une double expérience. Celle de l’éclosion et de l’épanouissement d’une histoire d’amour extraordinaire entre Boya, une femme flamboyante et libre et Ilunga, le dirigeant à l’aura bleutée du l’État du Katiopa unifié. Cet amour s’inscrit dans une dimension plus large qui, tout en le dépassant, en dépend viscéralement. Celle de l’avenir politique d’une nouvelle entité étatique créée au début du XXIIème siècle, le Katiopa unifié. 

Ce roman nous propose un changement de perspective qui facilite la réflexion et bouleverse notre conception du monde. Nous sommes plongés dans un univers où l’Europe telle que nous la connaissons n’existe plus. 

Terrifiés par l’arrivée de migrants sur leur territoire et gageant que cette « invasion » anéantirait l’identité continentale, les Européens fuirent leurs terres et se réfugièrent sur le territoire qu’ils jugeaient le plus à même de restaurer leurs grandeurs passées et de préserver leur avenir : l’Afrique sub-saharienne. 

Au terme d’une guerre de libération et d’émancipation, conduite dans les années 2110, les Africains prirent le pouvoir et créèrent le Katiopa unifié assimilable à des États-Unis d’Afrique. Déchus, les Sinistrés se replièrent sur eux-mêmes, de génération en génération, afin de sauvegarder leur identité, ne vivant plus qu’au sein de leur propre communauté. 

Progressivement, les deux histoires se mêlent. Boya, enseignante, s’intéresse à la communauté Fulasi (branche française des Sinistrés). De son côté, le gouvernement considère celle-ci comme une menace pour la pérennité du nouvel État et réfléchit à la solution la plus appropriée pour l’empêcher de nuire. Alors que son histoire d’amour progresse, Ilunga est partagé entre deux voies politiques : l’intégration proposée par Boya ou le rejet, suggéré par Igazi, responsable de la Sécurité intérieure. 

L’accès au livre est rendu fastidieux par l’emploi de termes issus de différents dialectes et langues africaines. Il faut ainsi attendre quelques chapitres pour entrer pleinement dans le roman. Dès lors, il suffit de se lasser happer par cette double histoire qui offre au lecteur une alternance entre amour et politique sur laquelle l’auteur s’appuie pour distiller sans lourdeur ses réflexions et remettre en question les enjeux migratoires qui nous sont contemporains. La langue riche et fluide devient progressivement un moyen de se projeter davantage dans ce nouvel État africain et de découvrir ou de redécouvrir certains rites et spiritualités continentales. 

Je recommande vivement cette lecture pour celles et ceux qui apprécient l’alliance entre immersion dans un monde inconnu et futuriste, histoire d’amour et réflexion politique.

Lisa Claret


Je ne vais pas vous mentir, ce roman m’a d’abord fait très peur. De par son épaisseur – un pavé de plus de 600 pages ! – mais aussi de par les mots inintelligibles dont sont truffées les premières vingt pages. Il m’a fallu un petit temps d’adaptation avant de vraiment rentrer dans le récit, mais, me direz-vous, comme pour tout roman traitant d’un univers imaginé, autre, dont on doit d’abord s’approprier les mécanismes, les traditions, le langage. L’utilisation de  termes issus du soninké (principalement parlé au Mali, Sénégal…) et du darija (marocain) ne facilite pas les choses, mais contribue de manière efficace à créer une atmosphère de réappropriation et redécouverte identitaire dont il sera question tout au long du roman. 

Dans une époque future, au siècle prochain, de grands questionnements politiques se posent pour l’avenir du Katiopa unifié, Etat-continent africain qui a repris ses droits, s’est défait de l’emprise européenne dont la puissance hégémonique s’est brutalement effondrée. Modernité, traditions ancestrales et respect de l’environnement, ainsi que les diversités culturelles de tout le continent, y cohabitent en harmonie. Le sort des nombreux migrants européens et notamment de français (fulasi) vers ce Katiopa prospère, fuyant leurs pays d’origine qu’ils déplorent avoir été envahis par des étrangers, divise les esprits. Faut-il les exclure totalement, être intransigeant vis-à-vis de ceux qui ont infligé au peuple katiopien tant de souffrances tout au long de l’Histoire ? C’est l’avis de la majorité des mikalayi, dirigeants du pays. Ou devrait-on au contraire leur accorder l’hospitalité au nom d’une humanité qui ne connaît pas de frontières, de couleur de peau, d’origine ? C’est la position que défend Boya, la « femme rouge », enseignante à l’université et chercheuse en sociologie, qui croit profondément en la possibilité de chacun de changer, de s’intégrer. Elle se bat ainsi pour qu’une dernière chance soit accordée aux fulasi et en convainc le chef de l’Etat Ilunga, avec lequel elle vit une histoire d’amour passionnelle et intense. Cette relation est cependant vue d’un mauvais œil de l’entourage d’Ilunga, qui s’oppose à une approche trop clémente face à un peuple qui pour l’instant ne semble pas faire d’efforts d’intégration et accuse Boya d’exercer une influence néfaste sur le chef de l’Etat. Le racisme, la haine de l’étranger, la rancœur et le refus de pardonner sont alors questionnés. L’approche plus humaniste de la femme rouge semble être la plus juste, défendant que les fulasi sont nés à Katiopa, ne connaissent pas d’autre réalité et ne sont pas responsables des actes de leurs ancêtres, mais la position de nombres d’autres personnages du roman refusant de céder une fois de plus aux européens reste compréhensible quand on sait l’emprise qu’ils ont pu avoir sur le continent africain pendant bien trop longtemps.

Alternant entre la petite et la grande Histoire, nous suivons tout au long du roman les rencontres, passions et tensions entre plusieurs personnages, pénétrons leur intimité, découvrons leurs états d’âmes. A la fois profondément politique et psychologique, la narration nous plonge dans les réflexions profondes de chacun des personnages : doutes, reproches, rancune, passion, colère, désir. Relatées au discours indirect libre, les dialogues et pensées des personnages se mêlent au récit. De nombreuses scènes et introspections sexuelles nous proposent une vision saine des relations physiques, vécues pleinement et de manière décomplexée, présentant des élans de réflexion féministes et une approche spirituelle des rapports humains. Le personnage de Boya, fidèle à elle-même, sûre de ses valeurs, forte de ses convictions et ouverte sur le monde, est inspirante. L’autrice la décrit comme « flamboyante » et l’a volontairement placée au centre du récit, femme à la fois puissante, douce, clairvoyante et honnête envers les autres et elle-même.

A travers les traditions mais aussi les valeurs et la philosophie mises en avant, Rouge impératrice m’a permis de remettre en question des concepts et des valeurs qui me semblaient tomber sous le sens, indéniablement justes, tels que l’idée de démocratie représentative dont les dirigeants sont élus au suffrage universel. D’autres modèles pourraient-ils être plus adaptés à un peuple dont la tradition démocratique et le rapport au pouvoir est différent de nos imaginaires européens et occidentaux ? Dans le Katiopa unifié, les traditions ancestrales et spirituelles priment, offrent aux dirigeants une légitimité inconditionnelle qui peut paraître étonnante de prime abord, mais semblent finalement convenir au plus grand nombre et assurer le bon fonctionnement du pays.

Bien qu’il m’ait paru très (trop ?) long, ce roman est captivant, plein de rebondissements et présente une multitude de caractères complexes. L’univers dans lequel nous entraîne l’autrice, entre vision prémonitoire et utopique, fait réfléchir, rêver, et pose une question fondamentale : l’ancienne minorité une fois émancipée saura-t-elle traiter la nouvelle mieux qu’elle ne l’a été elle-même dans le passé ? Ou s’agit-il d’un cercle vicieux voué à se répéter à l’infini ?

Julia Luces


Rouge Impératrice. Deux mots qui claquent et intriguent. 

Il faut vouloir le commencer, ce roman de 600 pages. Enfant j’adorais les gros romans, épais de perspectives et compagnons de longues soirées d’été. Mais aujourd’hui, le temps ne m’appartient qu’à moitié entre les papers, la vie sociale, les lectures « utiles ». Et pourtant, pas une once d’hésitation ou de regret, bien au contraire. En quelques pages me voilà plongée dans une Afrique utopique, où le continent, prospère, est presque unifié sous le nom de Katiopa. Projetée dans ce monde sans en connaître les codes, on tâtonne parfois dans le chassé-croisé des personnages.

Aux prémices de ma lecture, hachée par les devoirs et les cours, l’histoire a d’abord eu du mal à couler en moi. Puis petit à petit j’ai trouvé mes repères dans cet univers où technologie et écologie sont maîtres-mots. Au fur et à mesure le caractère des personnages infuse le papier qui colle aux doigts, et on n’arrive plus à s’en séparer. On suit l’amour de Boya, une universitaire féministe s’intéressant à la minorité Fulasi, blanche et ostracisée, et d’Ilunga le chef de l’Etat. Leur histoire interdite se noue peu à peu avec pour trame de fond la question de la place des Fulasi dans la société. 

Cette population pauvre et campée sur ses origines sont les descendants d’immigrés français qui ont fui le continent pour des raisons identitaires. Alors qu’Ilunga les considère comme une menace pour la sécurité du continent et souhaite les expulser, Boya créent des liens avec eux. Héros de l’Alliance qui a permis l’unification du continent, la présence de Boya aux côtés d’Illunga représente une menace pour la frange dure du régime, qui tente de s’en débarrasser. 

Outre ses personnages flamboyants, l’amour qu’ils développent est celui de la patience et du feu, un lien qui explore les différentes facettes de ce que signifie aimer. L’autre histoire d’amour de ce roman, c’est aussi celle de Katiopa. Le roman peint la fresque politique de son unification, les défis auxquelles elle doit faire face, sa relation avec les pays colonisateurs, la richesse de ses cultures, l’émergence d’un continent autarcique doté de ses propres codes et traditions. Au filigrane de la politique, du pouvoir et de la relation des deux amants, le rôle spirituel du vaudou et du lien aux ancêtres sont imbriqués au réel. Le rôle des femmes fait partie prenante de la société, et la sororité y est une institution autant qu’une spiritualité. 

Rouge Impératrice, c’est le portrait d’une Afrique qui se défait du joug colonial et de ses souvenirs tout en renouant avec sa terre et son identité. Le nœud du livre se concentre sur la place des Fulasi dans cette nouvelle civilisation qu’ils méprisent, persuadés de leur supériorité. A travers eux, c’est l’identité du continent qui ne cesse d’être questionnée. 

L’auteur, Léonora Miano, née au Cameroun, vit en France depuis 1991. Rouge Impératrice est un livre sur le futur africain, sur l’idéal des possibles, la richesse d’une terre et de ses habitants et les souffrances qu’ils y ont subies. Lorsque s’affirme l’identité de Katiopa, c’est celle de son voisin qui est troublée. Le succès du continent raisonne face à la décadence de la France et du monde occidental, rongés par le capitalisme, la perte de spiritualité, l’indifférence et la destruction de l’environnement.

Chloé de Saint Laurent