C’est terrible ce que vous nous écrivez là, de cette famille au double destin tragique – la maladie et le combat politique ont fait trois morts. C’est terrible de les lire dans les mots retenus d’un père, de ce père plus précisément, de ce type d’homme-là. 

Ce père – fait d’abnégation – se livre sans le faire vraiment. Son cœur est bon mais son esprit est limité. Reconnaissez-vous, qu’il manque de capacité, de volonté à comprendre ? Il est endeuillé -la « moman » est morte il y a peu d’une longue maladie-, livré à lui-même, il a à sa charge deux jeunes hommes à un âge crucial – la fin de l’école, les années d’engagement -, me répondez-vous. C’est vrai, et ça se sent dans l’écriture. Elle décrit beaucoup les événements par le poids du cœur qui les vit ou les subit – bien souvent.

Vous nous faîtes témoins d’une tragédie qui interroge les ressorts intimes de la paternité, de la transmission et du pardon.

Votre père appartient à un monde simple, celui des ouvriers et petits employés lorrains de la deuxième partie du XXe siècle, un milieu uniforme où les choses vont de soi, où l’on est syndiqué ou encarté au parti socialiste. Il souhaite transmettre à ses enfants les valeurs qui sont les siennes, celles de ce monde là…Mais l’air du temps change et les idéaux de gauche sont loin dans le passé. La section locale ressemble plus à un aimable bistro où prendre un verre ou goûter qu’à une tribune politique : « Où étaient nos combats ? On radotait autour du gâteau de la Lucienne. » Il ne connaît presque rien des autres chemins… ceux qui mènent à Paris. Il ne cherche pas à les découvrir pour son cadet Guillou, il assiste aux événements, à son départ. Comme il le fait face à la déviance de son aîné Fus vers les « fachos ». Il ne sait qu’une chose sur eux dictée par son milieu – et ne cherche pas d’autres raisons même s’il s’agit de son fils – c’est qu’ils sont « fachos », « racistes », violents avec les « gauchos » et qu’ils « roulent pour Marine ». A part cela, rien de plus, il ne cherche pas les explications de Fus, comprendre ses motivations. Il se ferme à la discussion et bien que vivant sous le même toit, il se plonge entièrement dans le quotidien qui menace de s’effondrer… Les événements lui échappent, sans mot dire, le réel dérape, la nuit ne passe pas.

L’esprit de votre père n’est alors traversé que par des constats matériels  – trajets à la gare, confection des sandwichs…- et par des vagues d’émotions retranscrites ici avec pudeur – face à la beauté furtive de la lumière d’août, par exemple, « la plus belle qu’on peut voir de toute l’année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c’est nous. » Vous les décrivez sans analyse. Il est étonnant de lire tant de délicatesse dans un esprit qui ne s’étudie pas, chez un père qui ne peut pas affronter ses différents avec ses fils. Comment parvenez-vous alors à nous troubler comme je le fus ? Votre texte touche une sensibilité qui ne veut pas se dire, être reconnue, à qui on ne veut pas trop laisser de place dans sa vie de peur qu’elle ne la renverse. Pourtant elle est bien présente – grâce à la force de l’écriture-, un peu encombrante pour votre homme. C’est une sensibilité qui trouble car elle est une douleur face aux enfants qui changent sans que le père puisse faire grand-chose et face à toutes les catastrophes des débuts avortés, une douleur qui ne peut laisser indifférent personne qui la lit… une douleur enfin qui étant ce qu’il faut de nuit et l’ayant traversée, peut conduire à une lueur, à un début de clarté, au pardon peut-être.

« Mon fils était encore vivant et, soudainement, sans que je sache pourquoi, j’en avais été à nouveau heureux. D’un bonheur que je n’avais pas connu depuis des années. Un bonheur qui m’avait tenu toute la soirée. Je m’étais installée dans sa chambre, j’avais respiré ses draps et je m’étais endormi en pensant à lui, en priant pour qu’il dorme bien, qu’il entende un peu, comme moi, la rumeur de la nuit. Cette fois, le visage de Fus enfant s’était mêlé à celui du Fus prisonnier. C’est mon Fus qui dormait sur ce mauvais lit, qui profitait de quelques heures calmes, avant que les bruits d’écrou ne recommencent. C’était mon fils qui s’était doucement réconcilié. » pp. 161-162.

Victoire Bortoli