Rien ne t’appartient, de Nathacha Appanah

Je souris au garçon danseur parce que moi aussi j’aime danser

Il est peut-être prétentieux de dire que je me reconnais dans la danse puissante et impulsive, voire primitive, de Tara, le personnage autour duquel tourne ce roman. Et pourtant, lorsque je lis cette femme aux sentiments à fleur de peau et à la passion débordante, je me vois en elle. De la première à la dernière page, je suis Tara, et quoi de mieux que de vivre un roman à la première personne ? 

Nathacha Appanah dresse le portrait d’une femme complexe et mystérieuse, imprévisible, qui, à la mort de son mari, est submergée par les souvenirs d’une vie antérieure. Tara est livrée à la réalité de son passé, que l’on découvre au fur et à mesure que le récit avance. Réapparaît alors une jeune fille tendre et résistante qui, malgré l’enchaînement des événements, reste fidèle à elle-même. Un personnage à travers lequel l’autrice dénonce la cruauté du monde, en particulier celle dirigée contre les femmes. 

Le roman peut être frustrant par moments, car on n’arrive pas à comprendre tout de suite l’histoire de Tara. Il nous manque des informations pour faire un sens des phrases que l’on lit. L’histoire peut sembler invraisemblable et rocambolesque tant elle est tragique. En lisant le roman, je ne pouvais que m’imaginer en train de crier dans le monde créé par l’autrice « Laissez-la être heureuse ! ». 

Mais la beauté avec laquelle écrit l’autrice rend cette frustration et cette impuissance soutenables. C’est un roman qui est beau, tout simplement beau. Pour moi, la force de l’ouvrage est justement dans la manière dont l’écrivaine ficelle et décrit les événements. Un écrit hybride entre roman et poème. On se laisse emporter par le rythme qui accompagne les mots, et qui devient intrinsèque à l’histoire. 

Fabuleusement lyrique et sensuelle, l’histoire de Tara est un lieu de rencontre pour la tendresse et la violence. Pour dire l’amour, la mort, la passion, la brutalité, et l’enfance qui nous est arrachée avant l’heure. 

Un roman qui nous rappelle la force des mots et la capacité qu’a la littérature à éveiller nos émotions.

Laura GARCIA RODRIGO

 La carte postale, d’Anne Berest

La carte postale est un récit autobiographique dans lequel Anne Berest, son auteure, retrace la quête initiatique qu’elle a menée pour connaître l’histoire de sa famille déportée à Auschwitz en 1942. Son enquête se déroule presque cent ans après la disparition de ses arrière-grands-parents et de deux de leurs trois enfants, alors que les témoins de leur déportation se font de plus en plus rares. Dans ses recherches, Anne Berest met en perspective l’histoire tragique d’une communauté balafrée par les passions mauvaises du début du vingtième siècle et celle de sa descendance, dont le devoir est de transmettre ces récits pour ne pas les oublier.

La première partie du roman se nourrit principalement des récits de la mère d’Anne, Lélia, dont la mère est la seule rescapée de sa famille. Les récits de Lélia sont ponctués par des sauts dans le présent qui laissent place aux réflexions d’Anne et de sa mère. Dans une seconde partie, les deux femmes tentent de combler les trous dans le récit familial, cherchent à mettre de la cohérence dans une histoire absurde. Elles rencontrent durant leurs voyages les amis, les témoins, ceux qui ont profité de la déportation des familles juives. Le lecteur ne reste pas indifférent devant tant d’injustice. Mais, comme l’auteure, il est impuissant devant l’irréparable et ne peut que constater ce qui lui est raconté.

Ce roman se différencie d’autres dans la même veine par sa temporalité (enquête effectuée près de cent ans après les faits) et par le lien particulier que l’auteure entretient avec l’histoire, à la fois ténu et lointain (petite-fille de rescapée). La conjugaison de ces éléments entraîne Anne dans une mise en récit de son histoire individuelle, devenue nécessaire pour sa transmission. Elle reprend ainsi le concept du roman historique et le subjective par son travail d’enquête, ce qui rend son livre original et touchant.

C’est donc non pas l’histoire ni le style d’écriture qui m’ont séduit dans ce roman, bien que sa trame soit très bien ficelée, mais surtout la volonté de l’auteure de souder histoire, psychologie et sociologie en utilisant le récit comme médium. Ce roman démontre bien tout l’intérêt de mélanger les sciences humaines et le genre romanesque pour toucher la fibre sensible des lecteurs, et les sensibiliser à notre histoire à tous.

Basptiste GUIMARD

 

Anne Berest signe un thriller mémoriel à travers l’Europe, sur les traces de son histoire familiale. En 2003, la mère de l’autrice trouve une carte postale anonyme dans sa boîte aux lettres, avec les prénoms de ses grands-parents, de sa tante et de son oncle, tous assasinés à Auschwitz en 1942. Des années plus tard, l’héroïne commence une quête pour retrouver l’auteur de cette carte postale. C’est le point de départ d’un long voyage qui va l’emmener plus de cent ans en arrière, de la Russie à la Lettonie et de la Palestine jusqu’à la France, jusqu’aux camps de la mort.

La première partie du récit plonge le lecteur au cœur de la vie d’Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques. Au fil des pages, les quatres noms de la carte postale reprennent vie. L’écriture d’Anne Berest mêle subtilement leurs voix surgies du passé aux voix du temps présent, passant d’une époque à l’autre parfois dans un même dialogue. Le lecteur met alors des visages et des histoires sur ces quatre noms ; comme l’héroïne, il veut percer le mystère de la carte postale. Ainsi débute la seconde partie du roman, enquête haletante pour retrouver l’auteur de la carte, et comprendre les motifs de son acte. Cherchait-il à intimider la famille des victimes ? Souhaitait-il exprimer une forme de culpabilité ? Quelle place avait-il occupé dans leurs vies ? Pourquoi convoquer le passé, des années plus tard ?

Cette quête pousse les personnages qui s’y lancent à renouer avec leur judéité, leurs racines, à interroger leur identité en partie refoulée. Les questions de transmission et de mémoire viennent bouleverser leurs vies, et les liens que les différentes générations entretiennent entre elles.

Le passé et le présent se mêlent et s’éclairent l’un l’autre ; l’opposition entre ces deux termes laisse place à un continuum. De la confrontation avec l’histoire de la Shoah découlent des questionnements dans la société actuelle. Que dire à une petite fille qui entend un de ses camarades lui dire « À l’école, on n’aime pas trop les juifs » ?

En dépit de ses cinq-cents pages, La carte postale est un roman qui se dévore d’une seule traite. Le rythme nous emporte de la première à la dernière page, au moyen de mots simples et justes, laissant émerger des interrogations universelles autour des questions de la famille, du rapport à nos passés, du refoulement, de l’identité, à partir de personnages marquants qui nous restent en tête bien après avoir refermé le livre.

Lisa GILET

Pourtant d’une apparente simplicité, la carte postale reçue par la famille d’Anne Berest déroute… au point qu’il fallait en faire un roman. Quatre noms : Ephraïm, Emma, Noémie, Jacques. Ces noms, écrits au stylo noir au dos d’une carte postale de l’Opéra Garnier, premier monument parisien visité par Hitler, rappellent le douloureux souvenir d’un traumatisme. La carte est anonyme. Aidée par sa mère, Anne Berest se met en quête de son auteur, de la raison d’être de cette carte.

Elle nous raconte, à travers des récits enchassés et au moyen d’un style simple mais incisif, le parcours de cette famille juive qui s’est installée en France au tout début des années 1930. Elle nous fait part de la richesse de l’héritage culturel des Rabinovitch, de leur vécu en Russie, en Lettonie, en Pologne, en Palestine mais surtout de leurs ambitions parisiennes, tout en nous rappelant fréquemment qu’il n’en sera rien. Elle souligne avec amertume la succession de choix mal avisés d’Ephraïm et Emma, les parents, à mille lieux d’imaginer l’horreur qui se prépare. Elle rend hommage à leur force et leur courage à travers les épreuves qu’ils traversent. Enfin, elle nous aide à comprendre comment cela a été possible : l’indifférence tue les invisibles, hier comme aujourd’hui.

« Enfant juif sans synagogue », Anne Berest questionne la place de la communauté juive dans son identité, intrinséquement liée à celle du traumatisme. Elle tente de mettre des mots sur des sentiments confus, insaisissables, qui la relient à des histoires dont elle n’est que le témoin indirect. Cette enquête sur la carte postale se mue alors en une quête de quelque chose de plus grand. Et, au bout du chemin, la mémoire.

Happée dès les premières lignes du roman, je me suis attachée à cette famille et à son histoire. J’ai été fascinée par sa reconstruction progressive à partir d’éléments glannés au hasard de rencontres, de documents retrouvés. Malgré la différence d’époque et de culture, je me suis identifiée à Myriam et Noémie, ces deux sœurs à peine adultes, pleines de rêves et de projets. En refermant le livre, s’impose le sentiment d’avoir accompagné Anne Berest dans un long et dense périple fait de questionnements sur soi-même, sur les autres, sur le temps qui passe et le poids du passé. Elle nous prend par la main et ne nous lâche plus avant de nous avoir tout livré. Et le voyage vaut le détour.

Océane Lang

Mohican, d’Eric Fottorino

“Mon père ne veut pas se l’avouer, pense Mo, mais nous sommes déjà morts, et lui un peu plus que les autres. Les éoliennes, c’est la dernière arme qu’ils ont trouvés pour nous éliminer, nous les paysans. Quand le béton aura éventré nos terres, quand nos paysages seront devenus des usines en mouvement, nous aurons disparu à jamais.”   

Éric Fottorino nous conte la vie d’une famille de paysans jurassiens. Un père et un fils, deux générations différentes qui partagent deux visions de l’agriculture. Le père, Brun, a connu la modernisation post-guerre, les machines américaines rutilantes et les prêts de Bruxelles à tout va pour “nourrir l’Europe”. Productivité poussée à l’extrême, sols qui s’appauvrissent, et pesticides à foison. Ces pesticides sont peut-être responsables du cancer qui dévore Brun, et qu’il découvre dans les premières pages du roman. Avant de partir, il veut mettre à l’abri son fils, Mo, et assurer l’avenir financier de l’exploitation. Il veut faire installer des éoliennes, totems d’une modernité censée sauver notre environnement et nous sauver. Il veut se débarrasser de son image “d’agricul-tueur”, maintenant que la culture intensive du blé n’est plus à la mode. 

À ses côtés, son fils Mo, lui, rêve agriculture biologique et abolition du culte du rendement. Il tente de développer ses méthodes apprises en école d’agronomie sur une parcelle de l’exploitation des Soulaillans.  La terre se repose entre les saisons, la nature reprend ses droits. Les paysages du Jura sont plus magnifiques que jamais. Mais bientôt, les éoliennes arriveront, avec leur béton coulé, leurs engins de chantier prêt à écraser les sentiers, et à les remplacer par de belles routes de gravier.

La plume de l’auteur nous pousse à contempler la campagne et la montagne grâce à des descriptions magistrales. C’est un livre lent, au rythme du labour, au rythme de paysages qui n’ont pas changé depuis des millénaires. Et tout d’un coup c’est un livre rapide : le cancer de Brun qui l’avale, le changement climatique qui nous avale, les coups de pelleteuse qui avalent la terre en rythme.

À travers l’histoire de cette famille d’agriculteurs, Fottorino nous raconte un siècle d’évolution de l’agriculture française. Un siècle de politiques agricoles successives et leurs conséquences sur les vies de ceux qui nous nourrissent. “La France vue du sol”, selon ses mots. Et une belle critique de la modernité à tout prix.

Julie TOMICHE

   

 Le voyant d’Etampes, d’Abel Quentin

« J’étais un homme tranquille, et les déconvenues que je rencontrais étaient assez surmontables. Jusqu’ici, je vivais dans l’insouciance. Peut-être était-ce cela le privilège blanc. » 

Ainsi fut la vie tranquille de Jean Roscoff, un professeur d’université, spécialiste de la Guerre Froide, ni brillant ni populaire, aux écrits restés dans l’oubli, avant que son destin ne soit complètement bousculé. Et il n’aura pas fallu de beaucoup pour que cet homme, jusque-là inconnu au bataillon, ne devienne le symbole d’un débat hautement sensible.

Il semblerait aujourd’hui difficile d’imaginer, alors que l’identité et les questions raciales sont saisies par la littérature et les sciences sociales, qu’une biographie d’auteurs noirs tels que James Baldwin ou Richard Wright ne mentionnent pas leur couleur de peau n’est-ce-pas ? Comment comprendre l’exil, mais aussi l’œuvre, de ces deux hommes sans prendre en compte leur couleur de peau, en plus de leurs idées politiques ou orientation sexuelle ? Comment comprendre leur départ des États-Unis sans considérer l’importance du rôle joué par le contexte ségrégationniste de ce pays ? Impossible, me diriez-vous. Et pourtant !

Revenons à Jean Roscoff, l’universitaire mal luné et un peu boomer sur les bords.  Alors qu’il est tout juste retraité, et afin de remonter dans l’estime de son ex-femme et de sa fille, Jean Roscoff se lance un nouveau défi : écrire un essai sur son poète favori, Robert Willow. Robert Willow passionne Jean Roscoff depuis de longues années. Poète américain et communiste (et noir), Robert Willow, à l’instar de Baldwin et de Wright, quitte les États-Unis dans les années 1960 pour rejoindre le Saint-Germain des Près de Jean-Paul Sartre.  Dès ses années estudiantines, Jean Roscoff se prend d’admiration pour ce poète à la fin tragique – il meurt dans un accident de voiture à quelques kilomètres de sa maison de campagne dans laquelle il s’était retiré pour écrire paisiblement – et souhaite enfin mettre de la lumière sur ce grand homme méconnu de tous.

 

Mais rien ne se passe comme prévu et les ennuis commencent dès la publication du livre. Pourquoi ? Parce qu’il n’a qu’à peine mentionné la couleur de peau de son idole. Dès lors, un combat entre attaques et justifications commence sur le ring : les militants antiracistes et les journalistes bobo VS les réactionnaires et vieux boomers. Et Jean Roscoff dans tout ça ? Lui aussi se perd dans ce combat. Alors qu’il souhaite défendre son œuvre coûte que coûte, le voilà qu’il mobilise son passé de militant d’SOS Racisme à tout va et son statut de professeur d’histoire sur twitter entre deux bons verres de whisky. Mais vient aussi pour lui le moment de se poser la question : jouit-il, comme ils le prétendent tous, de ce fameux privilège blanc ? 

Ce roman, alors qu’il traite d’une question d’une grande actualité – l’identité et les enjeux qui l’entourent – nous offre aussi l’occasion de nous demander quels sont les pouvoirs, le rôle et les limites du travail littéraire. Bien documenté, le roman d’Abel Quentin peut aussi nous en apprendre beaucoup sur les combats antiracistes en France et sur les notions mobilisées par ceux-ci.   

Enfin, disons-le, ce roman plein d’ironie nous donne à rire du ridicule de cet anti-héros dont l’histoire nous surprend finalement jusqu’à sa dernière ligne.

Victoria GÉRAUT

La fille qu’on appelle, de Tanguy Viel

Intrigue complexe, constats amers, violence insidieuse, Tanguy Viel nous plonge au cœur des mécanismes d’emprise et de pouvoir dans son nouveau roman La fille qu’on appelle.
 

La fille qu’on appelle c’est Laura, 20 ans, qui de retour dans sa petite ville natale de bord de mer tente d’obtenir un logement, ainsi qu’un travail auprès du maire de la ville Quentin Le Bars. Cette histoire, c’est aussi celle de son père Max Lecorre, ancien boxeur devenu chauffeur du maire, grâce à l’intervention de Frank Bellec, propriétaire d’un casino.

 

Le roman dévoile au fil d’une déposition de plainte le destin lié de ces quatre personnages, les rapports de pouvoirs et les non-dits qui les unissent. Tanguy Viel à renfort de scènes léchées, de métaphores visuelles décrit avec justesse et réalisme les contours de ladite zone grise. Celle-là même qui laisse les policiers sous-entendre à Laura que dans un sens les photos « de charme » de sa jeunesse, son manque de refus verbalisé, la non-violence du maire rendent sa parole moins crédible.

On pourrait questionner la légitimité de Tanguy Viel, homme blanc de 48 ans, à porter la parole d’une jeune femme victime des abus d’un système.  Néanmoins sa capacité à retranscrire l’atmosphère pensante à l’aide de phrases délibérément longues, sa capacité à nous faire vivre et comprendre une réalité reste indéniable. En sa qualité d’observateur extérieur, il relate avec précision les faits avérés, mettant de côté toute forme de jugement. Il nous dépeint une violence psychologique dévastatrice s’ajoutant à la violence physique subie par les victimes. Il brosse le portrait d’un politicien au-dessus des lois et celui d’une justice abjecte, qui questionne les termes plutôt que le fond.

Pour aller plus loin et conclure, le roman ne se focalise pas exclusivement sur la relation abusive qui se déroule sous les yeux d’un père impuissant et aveugle. Sous la plume de Tanguy Viel se cristallisent plus largement les rapports de domination, les abus de pouvoir, l’omerta générale au sein du microcosme fermé du pouvoir politique et juridique.

Mathilde COTTEREAU