Jour de courage, de Brigitte Giraud

Coming-out par PowerPoint interposé

 

Il n’est pas facile de traiter le sujet de l’homosexualité, surtout avec des adolescents. En parler sous l’angle d’une fiction peut être un bon moyen de toucher le lecteur, de lui faire ressentir ce que peut ressentir un jeune qui se rend compte qu’il est homosexuel et qu’il devra tôt ou tard l’assumer face aux autres. C’est ce que fait Brigitte Giraud avec Jour de courage.

Le livre a ses qualités. Le problème est rapidement posé : Livio, un jeune homme timide et sérieux qui a récemment réalisé son homosexualité, fait un exposé d’histoire. A travers le personnage de Martin Hirschfeld, médecin juif-allemand qui créa un institut de recherches sur la sexualité et milita pour la reconnaissance des droits des homosexuels, il esquisse un coming-out à demi-mot. Cette trame narrative astucieuse est secondée par la diversité des personnages secondaires, esquissés en peu de traits, qui reflètent par leurs attitudes les différentes réactions que peuvent avoir des adolescents au thème de l’homosexualité. A cela s’ajoute une bonne gestion du suspens, qui maintient en haleine jusqu’au bout du livre.

Et pourtant, malgré le potentiel de l’idée originelle, le roman souffre de faiblesses qui peuvent empêcher le lecteur de bonne volonté de rentrer véritablement dans l’histoire. La première est sa structure chronologique anarchique, à base de digressions continues, de flashbacks et de flash-forwards incessants. Ce côté décousu coupe le récit en petits bouts, ce qui ne manque pas de créer une certaine frustration. Si le roman finit par retomber sur ses pattes et reste cohérent tout du long, il aurait sûrement gagné en clarté sans ces allers-retours quasi intempestifs, qui rendent l’exposé de Livio quasi interminable.

La seconde faiblesse tient au style. Si le choix de tournures globalement épurées colle bien avec le narrateur adolescent, il tend à des lourdeurs, des faiblesses de rythme dans les tournures utilisées. Quelques phrases apparaissent même superflues, trop attendues ou trop redondantes. Certaines images échouent carrément à évoquer ce qu’elles devraient. Quant à la salle de classe, qui se révèle par petites touches au fur et à mesure des péripéties, on peut discuter de son réalisme, dans la mesure où certaines réactions ou certains détails paraissent peu crédibles.

Finalement, le livre semble s’adresser avant tout à des collégiens et assez peu aux publics plus âgés, qui n’y trouveront que ce qu’ils savent déjà. Même si le cadre est plutôt bien amené, sous la forme de petites touches, il est finalement assez basique : la souffrance de Livio est le résultat de la combinaison d’un père ouvrier étouffant, d’une mère transparente, d’une meilleure amie qui se berce d’illusions et d’un monde globalement hostile à la différence. Le constat de l’homophobie plus ou moins assumée des protagonistes est donc large, mais n’explore pas en profondeur ses ressorts ou ses origines. Un sujet intéressant, donc, mais porté par une histoire qui peine à devenir plus que le message qu’elle souhaite faire passer.

Elorn Goasdoué

Les enfants vont bien, de Nathalie Quintane

« Les enfants vont bien ». Quoi de plus ordinaire que cette information, comme une simple ligne sur une carte postale, l’affirmation d’un quotidien bien banal ? Les enfants vont bien, mais alors pourquoi renforcer cette évidence, pourquoi la nécessité de s’en persuader ? De quoi cherche-t-on à détourner l’attention avec un brin de légèreté, presque rassuré que la vie suive son cours ? Qu’y a-t-il à dédramatiser ?

Au fil des pages, l’engagement de l’auteur prend forme, un regard critique s’esquisse par juxtaposition de citations. Nathalie Quintane, suivant une typologie préalablement introduite, relève ces mots qui constituent le bruit de fond de notre quotidien depuis 2015, acmé de la crise migratoire : voix de journalistes, de politiques, de citoyens; mais aussi textes de loi, paroles de bénévoles venant en aide aux migrants.

Seul le placement, en haut, milieu ou bas de page et la police d’écriture permettent d’identifier l’émetteur. L’auteur espace les citations, permettant au lecteur de disséquer chaque élément, verbe sujet complément, de l’appréhender et de combler par sa pensée le blanc de la page restant.

a neutralité apparente du texte, dénué de commentaires, fait alors écho aux références de chacun. Pour l’un, une histoire de sa famille, proche ou éloignée, qui lui a été contée et qu’il ne peut s’empêcher de rapprocher de la situation actuelle de celles et ceux qui émigrent en France. Pour l’autre, une lecture plus attentive du jargon propre au droit des étrangers, œuvrant à une distanciation qui se veut objective pour mieux tamiser le caractère personnel de ces histoires tragiques.

La neutralité apparente du texte, dénué de commentaires, fait alors écho aux références de chacun. Pour l’un, une histoire de sa famille, proche ou éloignée, qui lui a été contée et qu’il ne peut s’empêcher de rapprocher de la situation actuelle de celles et ceux qui émigrent en France. Pour l’autre, une lecture plus attentive du jargon propre au droit des étrangers, œuvrant à une distanciation qui se veut objective pour mieux tamiser le caractère personnel de ces histoires tragiques.

Le choix des mots confronte le monde des idées aux faits. La mise en perspective des termes employés par différents acteurs met en exergue l’ambivalence entre nos croyances et une réalité intransigeante, celle d’une procédure administrative.

Le résultat s’avère choquant, surprenant.

il est bien facile de collecter ci et là des phrases et d’en faire un livre. Pourtant, loin d’être à la recherche d’une performance littéraire, Nathalie Quintane livre un témoignage saisissant de notre époque. Libre au lecteur de se forger une opinion – ou de survoler des pages parsemées de blanc.

              Enora Lewandowski

Querelle, de Kevin Lambert

Question à Querelle

Querelle de Kévin Lambert, jeune auteur canadien dont c’est le deuxième roman publié, est le récit de la conduite d’une grève dans une scierie de la petite ville de Roberval dans la province du Québec. Sise sur les rives du Lac Saint-Jean, la localité devient le théâtre d’une opposition toujours plus violente autour de la grève menée par les employé·e·s ; d’abord entre ces dernier·ère·s et les dirigeants de l’entreprise, puis avec les employés d’autres fabriques appartenant à la chaine de production dans laquelle s’insère la scierie, puis avec la ville entière.

Ce conflit qui s’élargit, on le suit au niveau des personnages, le récit se fait à la hauteur des femmes et des hommes qui en sont les principaux protagonistes : on trouve parmi les employé·e·s en grève Jézabel, sa sœur Judith et d’autres, mais surtout Querelle, qui donne son titre à l’ouvrage et en fournit aux sens propre et figuré l’objet.

Querelle est un jeune adulte, tout juste arrivé à Roberval et à la scierie, seulement quelques semaines avant le début de la grève, et sa figure – fortement musclée, très séduisante, très virile selon le texte – concentre cette grandissante opposition. L’on sait dès les premières pages que le Querelle de Brest de Jean Genet est convoqué – qu’il me faut avouer ne pas avoir lu – et qu’à son instar, Querelle de Roberval est homosexuel, et s’épanouit dans une sexualité présentée par le texte comme scandaleuse. Néanmoins discret la journée, son empire se déploie la nuit sur Roberval et nombre de prétendants nous sont présentés comme languissant d’être dans la couche de Querelle, cet être sublime qui attire tous les regards, des hommes comme des femmes, qui concentre également sur lui les foudres des parents l’ayant pris en haine pour avoir dévoyé leurs enfants. Querelle fonctionne alors un peu à la manière du personnage de l’Inconnu dans le Théorème de Pier Paolo Pasolini, l’agent de la division, l’agent de la querelle.

Simple employé de scierie le jour, Grand Méchant Loup la nuit, le récit fonctionne sur un certain nombre d’oppositions similaires : les oppositions susmentionnées auxquelles donne naissance le conflit social, les oppositions au sein même des grévistes, et à un niveau plus général une opposition entre Éros et Thanatos.

Construit à la manière une tragédie antique – on trouve un Prologue, un Parodos, un Exodos et un certain nombre d’Épisodes –, le texte présente l’évolution du conflit, jusqu’à sa conclusion violente et meurtrière.

La critique complète est à découvrir ici

Laurent Afresne

Querelle, de Kevin Lambert

A 27 ans, le Québécois Kevin Lambert déboule avec un second roman très réussi. Un histoire politique où tout le monde est à la marge et où ces exclus flirtent avec le fantasme. 

Il fait froid à Roberval, au nord de Québec, au bord du Lac Saint-Jean. Et pourtant un petit groupe de personnes piétine dans cette atmosphère gelée, à l’entrée d’une scierie, depuis plusieurs jours déjà. Ils sont en grève. Et parmi eux un homme, Querelle, que rien ne distingue des autres, sinon qu’il est apparemment beau, jeune et homosexuel.

Querelle du jeune auteur québécois Kevin Lambert, nous plonge au coeur du Québec, cette Belle Province, si proche de nous, Français, et pourtant si étrangère. Un territoire et ses habitants qui passent en dessous des radars, éclipsés par une version plus touristique et photogénique. Le Québec de Querelle est miné par la lutte des classes, le combat entre ouvrier et patron et un certain individualisme. 

Ça c’est la version courte, limite factuelle de ce roman en vérité irrésumable.

La critique complète est à découvrir

Quentin Paillé

L’histoire se déroule dans une scierie au Québec lors d’un mouvement de grève initié par les employés. Le groupe de grévistes se compose de membres très hétérogènes dont un jeune nouveau, Querelle, qui perturbe par l’attirance qu’il suscite chez les personnes le côtoyant. Chaque personne connaît un parcours de vie différent. Or, cette richesse de destin qui s’entremêle permet à l’auteur d’élaborer le portrait d’une société dans une petite ville du Canada où chacun essaie de survivre en fonction de ses moyens et de ses soucis. L’intrigue repose sur le bras de fer qui oppose les grévistes avec le gérant de la scierie.

Les incidents et les rebondissements s’enchaînent jusqu’au moment où surgit de nulle part le narrateur qui intervient. Il tend pendant un chapitre à défendre la position du gérant ce qui surprend au vu des précédents chapitres qui brossaient un portrait peu sympathique du personnage et de ses décisions. Suite à cela, la déchéance semble frapper le roman de plein fouet. Le suicide d’un gréviste, la mort violente de Querelle et la dérive du groupe qui en vient à s’introduire chez le gérant et à en tuer les enfants marquent le déclin de la lutte. 

Querelle est un roman intéressant qui mêle adroitement des passages crus et d’autres plus classiques. Néanmoins, la nécessité des passages d’ordre sexuel peut être questionnée notamment sur le point de leur apport à la narration. Leur intégration à la narration semble bancale et donne l’impression d’être rajouté pour apporter un côté trash et underground. Ils restent toutefois très bien écrits, comme le reste du roman. La plume est fluide et le vocabulaire utilisé dans les descriptions permet de bien cerner l’atmosphère du roman. L’attachement aux personnages est effectif, et les destins décrits de ceux-ci sont pour moi le point fort de ce livre qui arrive à nous plonger dans l’ambiance si particulière de cette ville du Québec. Querelle, le personnage éponyme, représente la fraîcheur et apporte une ode de vie aux grévistes. La relation entre lui et Jezabel est un baume au cœur dans ce roman dur et éprouvant. 

Cependant, le roman enchaîne de très bons passages qui possèdent une vraie tension dramatique ou même simplement une écriture narrative agréable et entraînante avec des moments plus longs qui nous font décrocher un peu de l’intrigue. Il aurait fallu peut-être choisir entre se concentrer sur l’histoire de la grève ou se centrer sur l’histoire des vies des grévistes, car la frontière est floue ce qui ne donne pas assez de profondeur et et de cohérence au fond du roman. 

En finalité, pour moi, Querelle de Kevin Lambert reste un roman de qualité qui aurait à gagner à clarifier sa ligne narratrice, mais qui possède un très beau style et des passages émouvants.

Jeanne Berenguier

 

Les tragédies grecques sont traditionnellement découpées en cinq parties : prologue, parodosstasimonkommos et exodos. Pour celles et ceux ayant eu le plaisir de lire Œdipe-roi ou encore Antigone de Sophocle, vous ne serez peut-être pas étonné.e.s lorsque j’avancerai que prologue et parodos ne sont pas les parties les plus captivantes de ces pièces de théâtres, mais que l’action se trouve bien plus dans le stasimon et le kommos, créant l’attendue catharsis avant l’exodos

Querelle, deuxième roman du québécois Kévin Lambert, ne déroge pas à la structure traditionnelle du théâtre grec. Oui, vous avez bien lu ! ce jeune auteur s’approprie la structure initiale de la tragédie pour donner vie à sa « fiction syndicale ». Mais ne vous inquiétez pas, lecteurs et lectrices étaient aussi dubitatifs.ves que vous au début de la lecture, et ce choix de découpage ne pris tout son sens qu’en abordant les derniers chapitres du roman. Kevin Lambert joue avec les sous-entendus et oscille entre culture dite érudite et une autre plus populaire pour nous dérouter. Après une épigraphe citant un Jean Basile inconnu et son opus 666 au côté de la célèbre chanson Work Bitch de Britney Spears, l’incipit in media res nous plonge dans un univers cru et provoquant avec la description de l’activité sexuelle du protagoniste donnant son nom à l’œuvre. Celui-ci enchaîne les nuits avec ses conquêtes Grindr, des jeunes de « 16,17,19, 21 ans » qui s’échange le nom de ce dieu du sexe à la carrure plus que séduisante. Mais ne vous y trompez pas ! Kevin Lambert ne souhaite pas nous conter l’histoire de la vie d’un homosexuel. Le thème de la sexualité, même s’il est très présent dans l’ensemble de l’œuvre et ce de manière très libre et ouverte (on n’oublie pas ces trois jeunes s’engageant dans des pratiques décrites de manière très crue et dure), n’occupe pas le premier plan de l’histoire. Kevin Lambert préfère conter à son lectorat l’histoire d’une « fiction syndicale » via le mouvement de grèves d’ouvriers d’une scierie à Roberval, commune du Québec au bord du lac Saint-Jean. L’histoire de milliers de personnes qui, chaque jour, luttent pour de meilleures conditions de travail, contre la délocalisation et pour une hausse des salaires. Des personnes qui ont à peine de quoi subsister et qui sont obligées de prendre un deuxième travail pour être sûr de manger jusqu’à la fin du mois comme Jéza. Des ouvriers et des ouvrières qui trouvent tout de même des moments de bonheur au bord de ce fameux lac, été comme hiver. Des travailleurs et travailleuses qui luttent face à un mur, le directeur de la scierie n’ayant cure de leurs revendications tant que chiffres et taux de production restent à peu près constants et qui sait très bien comment mettre fin à cette lutte sans que l’entreprise n’en soit mise à mal pour autant. Kevin Lambert nous plonge dans cet univers sans misérabilisme ou pitié. Il décrit de manière assez objective les réunions des grévistes, s’attache à chacun des personnages engagés dans la lutte pour nous montrer leur quotidien et nous apprendre, sans grand surprise, que tous et toutes ne sont pas portés par les mêmes intérêts. Tandis qu’un petit groupe comprenant Querelle et Jézabel, radicaux, veulent aller jusqu’au bout, d’autres, comme Bernard ; souhaitent voir la fin de la grève arriver au plus vite et s’en détachent de plus en plus tandis que les derniers sont détruits par cette lutte acharnée. L’auteur ne nous invite pas à lire une histoire drôle ou sympathique, il nous met face à la réalité, notre réalité, avec toute la tragédie qu’elle contient. Il nous fait même part des pensées de ce directeur égoïste et des personnes qui le soutiennent, créant un revirement soudain dans le roman avant le début du stasimon, nous faisant relever les yeux et déglutir difficilement. La lutte à main armée débute à cette page 149 et la fin tragique nous marque à jamais. Main sur la bouche réprimant un cri, les images d’horreur nous hante durant des jours voir des semaines, ce début un peu lent étant oublié au profit de cette fin terrible, cet enfer qui détruit tout et bouleverse lecteurs et lectrices. 

Kevin Lambert, après nous avoir décrit la grève de la manière la plus objective possible, décide de nous prendre aux tripes, et c’est chose faite. 

Clélia Delevoye

A  la ligne : feuillets d’usine de Joseph Pontus

A la ligne : Feuillets d’usine est le premier des romans du Prix que j’ai lu, et ça demeure mon préféré. On ne manque pas d’écrivains qui ont cherché à décrire la précarité des classes populaires, ni les conditions des usines et abattoirs. Pourtant, ces auteurs restent souvent dans un regard externe, et s’ils pénètrent dans la vie intime des personnages, c’est en rompant avec un bagage culturel et littéraire, perçu comme étranger au milieu populaire décrit. Or, A la ligne est le témoignage d’un homme littéraire, qui se retrouve en intérim dans des usines, faute d’avoir pu trouver un emploi en adéquation avec ses études. Plus vers que prose, son récit mêle Proust à argot populaire sans dissonance. Son style donne même parfois une touche d’humour à une situation qui pourrait sinon peser. Son registre ouvre les usines et la vie précaire des intérimaires à ceux qui y verraient un univers à part, détaché du monde des « élites » avec leur patrimoine culturel. Sans prétendre s’exprimer à une échelle autre qu’individuelle, sans revendications sociales ou politiques, Joseph Ponthus conte les petits moments de sa vie. Il n’idéalise pas l’expérience d’égoutter du tofu toute la nuit, mais il montre qu’on peut la décrire avec beauté. Et puis la vie se poursuit, et il va à la ligne.

Anna McLean


A chaque jour suffit son poème

A la ligne est un recueil de poèmes narratif écrit par Joseph Ponthus
C’est comme de la poésie mais ça raconte une histoire
Presque toujours la même
Celle d’un type qui bosse sans relâche pour se payer le loyer l’électricité la nourriture la nourriture du chien

Il faut bien le faire
Alors il le fait
Chaque jour
Sans relâche
Dans les entrepôts trop froids où on conserve le poisson
Dans les abattoirs trop chauds où les vaches s’agitent avant la mort
Et malgré ça
Son regard est bienveillant
Il n’est pas dégoûté juste lucide
Il accepte sa condition pour mieux lutter

Il tient bon
Il se bat avec son corps et sa tête
Il se fait des poèmes des jeux de mots des listes à la Prévert
Il se rappelle des écrivains des philosophes des romanciers
Et il tient bon

Le livre se lit bien
Le découpage en courts chapitres bat la mesure
Les paragraphes indiquent la cadence
Les anecdotes de travail sont autant de mélodies
Le livre est une grande chanson
Le genre de chanson qu’on chante à l’usine pour se donner du courage pour se remettre le coeur à l’ouvrage comme dirait Henri Salvador

C’est quand même sacrément beau des fois
Ces efforts surhumains pour ne pas se laisser bouffer par un quotidien machinal
Pour pas se laisser aspirer par la machine
Pour pas devenir une machine soi-même
Ce monde caché et vertigineux des petits boulots de l’alimentaire
Avec ses codes sa hiérarchie sa philosophie productiviste sa fragmentation extrême du travail qui touche à l’absurde
Ces petits plaisirs une fois à la maison qui prennent toute leur saveur
Ces phrases en suspension dont on ne sait jamais vraiment quand elles vont retomber
Ces réflexions si humaines et si touchantes
Ces chutes habilement amenées

Alors certes
C’est monotone
C’est toujours un peu la même chose

C’est ennuyeux des fois
Mais c’est justifié
Comment faire ressentir autrement la monotonie la résignation la lutte du quotidien
C’est une lutte sur le temps long dont les poèmes ne sont déjà qu’un condensé

Par amour de la poésie
Par goût des lettres
Par solidarité avec ceux qui travaillent à s’en briser le corps
A la chaîne
A la ligne

Elorn Goasdoué

Résumer, analyser et commenter une œuvre littéraire n’est jamais chose aisée, d’autant plus si l’objectif est de persuader le lecteur de s’engager à son tour dans la découverte de cette œuvre. Toutefois, il est des œuvres dont la puissance s’exprime sans avoir besoin d’être explicitée. C’est le cas du premier roman de Joseph Ponthus À la ligne.

Pendant deux ans, Joseph Ponthus a inventorié son quotidien d’intérimaire, des conserveries de poissons à l’abattoir. Jour après jour, il a retranscrit avec une brutale précision l’épuisement de la vie à l’usine. « Par la magie d’une écriture tour à tour distanciée, coléreuse, drôle, fraternelle, la vie ouvrière devient une odyssée où Ulysse combat des carcasses de bœufs et des tonnes de bulots comme autant de cyclopes. », à la différence près que c’est la littérature qui réside au sommet de son
Mont Olympe.

Parce que le seul le réconfort de la littérature lui a permis de survivre à l’éreintement de l’usine, seul un dialogue entre de grandes figures de la littérature et l’auteur pouvait rendre grâce à la qualité de cet ouvrage.

La souillure

Simone Weil :
La pureté est le pouvoir de contempler la souillure.

Joseph Ponthus :
J’ai écrit tous les soirs en tâchant de me préserver, de trouver la force et la beauté de cet univers clos et irréel ; j’ai tâché de me convaincre en écrivant que ma situation n’était pas si pire, comme on dit. J’ai écrit comme je pensais à la ligne, en tâchant de lutter avec les quelques armes que je peux avoir, ma tendresse et ma joie. Et parfois quelques rires.

Le retour à la ligne

David Foenkinos :
Je n’arrivais pas à écrire deux phrases de suite.
Je me sentais à l’arrêt à chaque point.
Impossible d’avancer.
C’était une sensation physique, une oppression.
J’éprouvais la nécessité d’aller à la ligne pour respirer.
Alors j’ai compris qu’il fallait écrire ainsi.

Joseph Ponthus :
Je me suis très vite rendu compte que je retournais sur mes lignes de production tous les matins comme sur mes lignes d’écriture tous les soirs. Il ne s’agit en aucun cas de recherche ni d’artifice formels. Le fond est la forme.

L’usine

Gustave Flaubert :
Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps.

Joseph Ponthus :
L’usine fait par nature appel à nos cinq sens : l’odeur qui agresse au départ puis qu’on ne sent plus, le bruit qu’on entendra toujours malgré les protections auditives, la vue de l’immensité de la mort animale industrielle, le goût des trucs dans la bouche qu’on vole pour s’en mettre un peu dans le bide, le toucher glacial des bêtes mortes.

Le travail

Kazimir Malévitch :
Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. 

Joseph Ponthus :
L’intérimaire mène une guerre contre lui-même: s’il flanche, il perd son boulot.

Raconter

Montaigne :
Je n’enseigne pas, je raconte.

Joseph Ponthus :
Tacher de raconter ce qui ne le mérite pas. Le travail dans sa plus banale nudité.

Meryl Merran

Intégralement rédigé en vers libres, le premier roman autobiographique de Joseph Ponthus, A la ligne. Feuillets d’usine, frappe le lecteur au ventre.

Il décrit très minutieusement chacun des emplois successifs qu’il occupe comme intérimaire en Bretagne, qu’il s’agisse d’une usine de poissons et de crevettes ou encore d’un atelier de découpe de porc puis de bœuf.

Sans tomber dans le pathos et tout en sachant faire preuve d’humour, son écriture permet à l’auteur de dénoncer clairement et efficacement ses conditions de travail : précarité, salaire faible, lutte contre le froid, pauses chronométrées, travail intégralement de nuit ou embauche à 4 heures du matin, rendement de la chaîne à la limite de la résistance physique, douleur,… Le sujet rappelle certaines pages du seigneur des porcheries (Tristan Egolf) et, bien sûr, La Jungle d’Upton Sinclair.
On ne peut pas lire A la ligne sans nécessairement s’interroger sur une société qui continue de sécréter au XXIème siècle de tels postes qui abîment à ce point leurs titulaires.

Les expériences en abattoirs interpellent également le lecteur quant à la problématique de la maltraitance animale dans notre société de consommation. Joseph Ponthus affirme que « rien n’a pratiquement changé » depuis Le sang des bêtes (1949, G. Franju, 22 min.). En complément de la lecture d’A la ligne, le visionnage de ce documentaire me semble obligatoire pour réfléchir à ces propos (il est librement accessible sur Youtube dans une version de qualité médiocre).

Si l’auteur paraît parfois résigné, il fait surtout preuve de courage et d’abnégation au quotidien. Comment survivre ? Grâce notamment aux « joies simples » et aux petits gestes. Mais il y a aussi une place très importante pour la culture en général (la musique avec Trenet et Brel, le cinéma avec Godard) et la littérature en particulier. Pour l’aider à surmonter les épreuves, il cite dans le texte Barbey d’Aurevilly, Dumas, Apollinaire, Jean de La Bruyère, et convoque Rabelais, Marx, Aragon, Shakespeare et Georges Perec. Ce sont ses compagnons d’infortune, hérités de ses études antérieures qui, peut-être, le conduiront un jour à une meilleure situation.

c ce livre, nous sommes donc en présence de deux dimensions fondamentales de la littérature : d’une part, celle qui permet de (sur)vivre, de voyager, d’avancer, de supporter (pour l’auteur) et, d’autre part, celle qui invite à la découverte, à la compréhension, au questionnement et à la remise en cause (pour le lecteur). Cette seconde dimension étant propre à la littérature d’engagement dont A la ligne est une excellente illustration.

Cédric Lucotte Le Visage

Nino dans la nuit  de Capucine  et Simon Johannin

Surprenant. C’est cela, surprenant. Les premières pages du Nino dans la nuit de Capucine et Simon Johannin laissent dubitatif. Une gerbe d’images, de sentiments, de réflexions, qui s’entremêlent et se complètent en une explosion d’informations et de questions. La vulgarité, dès la première page, côtoie les tournures les plus poétiques qu’il m’ait été donné de rencontrer dans un roman contemporain. L’ensemble, d’abord indigeste, sait apprivoiser petit à petit le lecteur, qui prend sans s’en rendre compte un plaisir attentif à tourner chacune des pages, à la recherche d’une phrase qui roulera dans sa bouche. Les mots les plus inattendus, et parfois les plus laids, se joignent pour couler en longs ruisseaux de miel le long des pages de ce petit livre noir. Chaque instant, chaque peur, chaque désir se trouve figé, avec une intensité rare, sur le papier blanc. Ensemble, ils content sans en avoir l’air l’histoire d’une vie, qui coule petit à petit entre les doigts, et que l’on suit avec délice. Elle est dure parfois, absurde souvent, et de rares rayons de soleil la traversent par intermittence, sans pourtant jeter ses personnages dans les abîmes du désespoir. Les êtres qui la peuplent, formidablement bien écrits, sont criants de vérité, et leurs paroles, leurs conceptions du monde, leurs faiblesses, toutes les font ressurgir dans leur incomparabilité. Les plus secondaires des protagonistes savent être touchants et profonds, et semblent porter sur leurs épaules le poids d’un passé à jamais inconnu. Les pages de ce roman, que l’on ne saurait lire autrement qu’en apnée, cachent avant tout un chemin, dont on ignore à la fois le commencement et la fin, mais qui demeure de bout en bout si beau à parcourir que l’on le quitte à regret. Nino, Lale, Malik, Charlie, se laissent porter par les flots d’une vie qui les lie et les dépasse, et dans lesquels l’on se plonge avec un plaisir sans cesse renouvelé. Les rares bouffées d’air frais qui jalonnent l’ouvrage, Paradis de fraîcheur et de douceur perdus dans une course qui jamais ne s’arrête, apportent à l’œuvre des sursis bienvenus, quand le rythme des phrases, auquel l’on a pourtant fini par s’habituer, se fait trop rapide, trop lourd et, en un sens, trop beau, pour être plus longtemps supporté.

Un roman formidablement bien écrit, d’une poésie rare, et que l’on repose avec l’étrange sentiment d’avoir un peu vécu.

Noé De Vos

Nino dans la nuit ou au crépuscule de sa vie. Des lignes enfumées, une tension étrange variant entre la souffrance macabre, la désillusion sinistre et l’espoir d’une jeunesse qui crame son temps à coups de pets. Il faut rouler, rouler les pages, comme Nino roule ses joints, pour se plonger dans la vie d’un roublard. Nino, c’est une vie dense, des épisodes erratiques, accidents et brins de lumière dont la morale est incertaine. C’est un gosse, encore trop jeune pour prendre ses ailes, qui luttent, volent, travaille et se fait exploiter. C’est le patron moustachu qui crache et maudit, c’est son job de serveur dans des boites miteuses vendant des logiciels, c’est les gars de cité avec leurs pompes et joggings, c’est les cinglés miséreux qui chient dans la rue et chialent en cachette. Nino nous plonge sans attendre dans un monde étrange, pas totalement noir, qui ne cesse de tituber entre galère et évasion. L’évasion, c’est bien ce qui lui reste, le Jack, la bonne, la SPEED et tout le tralala de pilules qui glisse dans l’œsophage et donne d’étranges feux dans le regard. C’est la nuit qui éclate les tympans, c’est la fosse qui déhanche, c’est l’explosion de sens et puis l’oubli. D’ailleurs, Nino se réveille souvent malheureux après le crash. Il gagne un peu, perd tout. Il s’en sort un peu, puis replonge. C’est un yoyo incessant malmené par les connards, tenu sur le bout du fil par les amis. Malik, Charlie, Eloïse, Farfadet, toute l’équipe plane, totalement, dans leur monde à deux cent à l’heure, chacun traficotant pour vivre, survivre et prendre son pied. Et puis Nino, il ne te reste que Lale, ta compagne, cette peau douce qui t’éteint chaque soir dans une enveloppe sereine. C’est un peu comme 1984, ou comme tout bon récit noir, il n’y a que l’amour qui donne du sens aux choses, mais vraiment, faut-il tenir à une si grande banalité romanesque ? Alors Nino, tu es l’enfant étrange d’un duo, Capucine et Simon Johannin. Le langage claque sous leur plume, les paroles sonnent vraies, puent la misère, la rue et les clashs. Tout est en métaphore, en sous-entendu, un style particulier, parfois indigeste, où l’image surplombe le mot juste, où tout est un réseau de sens, d’images, de métaphores. Nino, vous lui avez donnée une vie éclatante, sans fil conducteur, et c’est parfois gênant, cette plongée presque boulimique dans la critique sociale. On y condamne tout, la légion étrangère, le capitalisme cannibalisé, les radins bien portants, les drogues et leurs ravages, la lutte presque extatique d’un couple. Et puis Nino, dans tout ce boucan, on n’a cessé de te le dire, tu as une belle tête, tu es mignon, t’es pas méchant. C’est ce qui te retient à la vie. Alors qu’apprendre de ce livre, de ta vie Nino ? Trop de choses et pas assez. Cela fuse trop, cela tire à tous les sens, boit entre chaque page, fume à chaque ligne, souffre à chaque virgule. Des affaires, sales, toujours, des empilements de colère et in fine, une longue nuit qui ne prend fin et un message brouillon. Je me demande bien que signifie la vie de Nino. Une échappée dans la galère ? Un regard omniscient sur la mouise ? Une plongée délirante dans la démerde des jeunes ? Une peinture sociale aux traits trop marqués, avec un gros feutre qui souligne chaque contour, en raffermie le trait, et des pastels qui laissent des taches laiteuses rebutantes ? Non, Nino, ce n’est pas vraiment Gavroche, bien qu’il ait cet air de roublard et de sans-culotte bravache. Nino, ce n’est pas même Etienne Lantier, ni dingue, ni dégénérant. C’est un jeune banal et à la fois fantastique, une histoire sans morale et à la fois un crève-cœur, une fresque sociale sincère et à la fois fourre-tout. C’est un peu tout et rien, comme le fil de l’histoire.  C’est à lire, sans doute, juste pour se prendre la claque d’une vie trippante, juste pour toucher du doigt le style si particulier des auteurs. Ce n’est à mettre entre toutes les mains tant Nino est particulier. On peut accrocher, décrocher, se raccrocher, et il faut tenir, à la longue jusqu’à la dernière page, avec une fin à l’image de l’ouvrage, surprenante, décalée, tout en contraste, mêlant bol d’air et subite violence. J’ai lutté à vrai dire, peiné à m’accrocher, puis gobé les cent dernières pages, en sautant des passages, car dans le tourbillon de la vie, Nino nous jette trop de faits et feux aux yeux, et dans la tornade de ces jours, on a parfois un peu le tournis. Nino dans la nuit, c’est l’ecstasy et la furie. 

Ismail Hamoumi

Entre les marchands de sommeil et la dégénérescence des adultes, Nino et Lale rampent dans un univers où le capitalisme a rencontré le stakhanovisme, au détriment du sens commun. Portrait d’une jeunesse précaire marchant sur les débris du monde, Nino dans la nuit est un enchaînement de volutes de fumées bleues, de larcins de subsistance, de lumières épileptiques et d’espoirs pulvérisés. C’est un exutoire essaimé d’imprévisibles fulgurances, où l’on rencontre les petits revendeurs de shit et les bandits aux joyaux. 

Un roman à quatre main donc, et cela suffit à tenter l’aventure. Les auteurs racontent sans complaisance le quotidien morcelé des protagonistes, les combines de la survie en milieu hostile, la lutte contre la moiteur de la dépression de Lale, l’échappée belle dans les rythmes convulsés des boîtes de Bruxelles et de Paris. On se laisse emporter dans un conte âpre, vif, à la trame narrative incertaine mais aux dialogues percutants.

Recalé de la légion d’honneur – ultime tentative pour échapper à la réalité – Nino marche dans la nuit, son amour pour Lale au creux du cœur, et use de métaphores comme d’une machette pour se tailler un chemin dans la morbidité alentours. L’oralité comme fil rouge stylistique, Capucine et Simon Johannin collent sur nos rétines des images de Larry Clark et de Gaspard Noé, l’amour et les psychotropes comme uniques chapelles. C’est une « écriture de la marge » qui intrigue et qui interroge, mais qui peine dans les virages. Comme Nino, comme Lale, on s’essouffle dans la vitesse, on ploit sous la répétition, on s’épuise entre les pages. A l’image des stupéfiants, tout est une question de dosage, et la puissance de l’envolée n’a d’égal que l’inconfort de l’atterrissage.

On referme Nino dans la nuit comme on se réveille d’une escapade nocturne aux rives de l’excès. Les yeux et les oreilles bourdonnant, la gorge sèche, les sens en émois, heureux du voyage, mais incapables de dire avec certitude si le jeu en vaut la chandelle. 

Iris Lambert

Soeur d’ Abel Quentin

Le regard compatissant, enrichi de son expérience d’avocat qui en a vu de nombreuses du type de son héros, Abel Quentin retrace l’itinéraire d’une jeune fille qui a embrassé un combat, en apparence étranger à ses origines.

Avant de rejoindre la cohorte invisible des grands brûlés de l’Islam, Chafia Al-Faransi était Jenny Marchand, une jeune adolescente de 15-16 ans. Elle habite un pavillon de Sucy-en-Loire. Une commune située dans la Nièvre, ville jumelle de bien d’autres communes françaises autrefois à majorité agricole, aujourd’hui totalement urbanisée. Fille unique, elle est entourée de ses parents, des « gens bien » auraient pu dire les voisins après la catastrophe. Son père, Patrick Marchand affectionne l’humour potache, le ball-trap, les hôtesses Pirelli et garde un amour de jeunesse, les soirées disco. Sa mère, Marion Marchand est l’intello du couple, fidèle lectrice des tourne-pages de Ken Follet ou Christian Jacq, elle se veut de son temps, « une citoyenne inquiète et concernée. ».  Tous les deux ont tous des êtres civilisés de notre temps. Pourtant, il y a un peu trop de normalité et peu de vie dans ces personnages-types pour que le lecteur s’attache à eux et aux yeux de Jenny pour qu’ils puissent comprendre son mal-être. L’itinéraire de leur fille arrive à peine à détruire leurs certitudes. La vie est simple à leurs yeux, si on y met « de la Bonne Humeur, de la Foi en l’avenir et du goût pour le Travail Bien Fait. ». Ils s’obstinent à vouloir la faire leur ressembler et ne veulent pas comprendre ses tourments. « « Puisses-tu retrouver un peu de légèreté, Jenny » disent les yeux de Patrick Marchand, chavirés par le Cointreau. ».

Comment devient-on une houri[1] dans un cadre aussi commun ? Pour y répondre, l’auteur s’attarde surtout à comprendre l’adolescente et sa douleur en en faisant les principaux facteurs de son endoctrinement.

L’absence de doute des parents de Jenny est cruelle pour leur fille qui enfouit son désespoir à l’intérieur d’elle-même. Jenny était pleine de rêves lues il y a encore peu de temps dans la saga Harry Potter mais elle n’y croit plus. Elle observe de loin et pleine d’envie « les Maîtres du Swag » du lycée Henri-Matisse, obnubilée par le spectacle des autres qui creuse son mal-être. Elle voudrait être quelqu’un, en particulier être reconnue par Clément la tête de ligne des « fresheurs du bahut ». Elle s’efface dans l’ombre du préau. « Loup solitaire » lira-t-on dans les journaux, on voit mal ce qu’elle tient du loup, plutôt emprunte-elle plus à la louve blessée. Elle se cache de la meute de ses camarades pour ressasser le souvenir humiliant de cette soirée où le bellâtre de Sucy-en-Loire dans sa grande mansuétude (qu’il croit être un devoir découlant de son physique avantageux) avait accepté une danse avec l’invisible Jenny pour la rejeter quand, croyant son heure de gloire venue, elle tenta un baiser.

L’auteur décrit bien cette période adolescente pendant laquelle une distance se creuse autour de soi et en soi. Autour de soi où l’on s’éloigne des parents et des autres, du monde des adultes que l’on se met à nommer « système » sans connaître rien d’autre que son cadre familier ; pour Jenny, Sucy-en-Loire, Nevers et le lac des Settons. Une distance en soi, où l’on s’éloigne de l’enfant passé qui se dérobe et laisse une place vide qu’on a du mal à habiter. Il décrit les déceptions amoureuses, les fugues, les tentatives de suicide faîtes à moitié. La principale qualité de ce livre réside ici dans cette intention de l’auteur de comprendre son objet, les mouvements de l’âme et les pensées de la jeune endoctrinée. Mais cette intention est en même temps trop présente et empêche une intimité partagée entre le lecteur et Jenny. Le narrateur omniscient a le recul d’un adulte sur la période, il décrit le malaise du personnage avec trop de discernement, un vocabulaire trop riche pour qu’on partage la peine de Jenny telle qu’elle la vit avec ses mots d’adolescente. Le romancier veut nous faire comprendre cette déchirure à tous prix et laisse peu parler Jenny.

A l’omniprésence de l’auteur, s’ajoute l’usage de nombreux lieux communs. Dans sa tentative de la décrire en recourant à des images connues, elle reste dès lors un type de l’ado dont il est difficile de saisir la singularité de caractère. Elle est décrite comme une junky amoureuse de Kurt Curbain, une jeune fille effacée fantasmant qu’Harry Potter vienne l’embrasser avec fougue, ce qui est un peu stéréotypé. L’usage des clichés sur l’adolescence peut cependant être lu comme une intention de l’auteur. Celle de montrer au lecteur combien son caractère est aussi fuyant pour la jeune fille, elle-même, qui se cherche une identité.

Une identité, c’est Dounïa qui le lui donnera, elle seule a prononcé les mots que Jenny attendait : « Je suis sûre que toi, tu finiras par faire quelque chose. ». Dès leur rencontre, Jenny est attirée par cette jeune fille, à peine plus âgée qu’elle, une rageuse pleine d’assurance. Dounïa a des réponses pour tout, comme les parents de Jenny mais les siennes répondent en l’approfondissant à la haine du monde déjà en germe chez Jenny. Elle lui apprend à mépriser tout ce qui lui est familier : les parents qui sont des impies, les politiciens des rats qui ne veulent que détruire le pure Islam, la France perfide persécutrice de l’Orient depuis des millénaires.

On comprend que l’islam radical vient combler un vide présent chez Jenny. Cependant ce système de pensée prêt à l’action et qu’elle lui distille à dose de sourates bien choisies et de vidéos de décapitation, le roman ne le décortique pas. Il décrit plutôt les compensations que les adolescentes y trouvent, comme la possibilité de vivre leurs rêves romantiques. Au fast food halal, haut lieu de leur endoctrinement, on parle plus de garçons, héros virils des combats en Syrie en piaffant pour cacher sa gêne, que de Coran. Un usage en surface de l’Islam semble-t-il mais qui les mène pour autant jusqu’à la mort.  Sans une réflexion sur la particularité du message de l’islamisme, le lecteur est dès lors tenté de ne retenir comme facteur de destruction de Jenny que son malaise adolescent. Lequel avec un autre discours systématique aurait pu tout autant la conduire aux mêmes fins tragiques. On est tenté de penser cela, d’autant plus lorsque l’auteur réécrit la phrase de Mohammed Merah Nous aimons la mort comme vous aimez la vieen faisant primer le malaise adolescent : « Nous avons peur de la vie comme vous avez peur de la mort. ». Dès lors la piste d’explication qui aurait pu être attendue ne tient plus : celle d’une pensée mortifère, l’islamisme, qui conduit à la mort à un âge où on s’efforce à accorder ses gestes à des principes qu’on se cherche. Mais l’auteur laisse le lecteur avec ses questions.

Le roman se double dès le début, du récit du crépuscule de la classe politique française, repliée en ses querelles internes. Les deux récits de Jenny et du pouvoir déclinant se déroulent par succession sans se faire écho. Ils ont peu en commun à se demander pendant une longue partie du roman quel est l’apport de l’un à l’autre.

Dans la France du roman, il ne reste à la tête de l’Etat qu’« un évêque cacochyme et ses thuriféraires ». Ce sont deux fantômes concupiscents. D’un côté l’un est un conseiller doté d’un esprit mécanique transpirant de l’habilité des parvenus de la haute administration. De l’autre, Karawicz est ministre de l’intérieur, démagogue et porté par l’ambition. Au-dessus d’eux, le président Antoine Saint-Maxens, jadis brillant, se meurt en son palais, tel un prince riche mais impuissant. Cela change quand Saint-Maxens ordonne à distance la mort d’une jeune terroriste française de l’autre côté de la Méditerranée, Dounïa Bousaïd. L’auteur scelle à cette étape du roman le destin de ces deux errants, Saint-Maxens et Jenny. Elle, veut venger son impresario en mettant en scène sa brusque irruption meurtrière sur le plateau de la célébrité télévisuelle puis sa disparition tout aussi soudaine. Lui, est pris d’un « brimbalement de l’âme qui le laisse prostré le soir et le cueille surexcité au réveil, prêt à en découdre », à renouer avec son aura passé. A mesure que la catastrophe se rapproche, leurs récits s’enchaînent plus rapidement. Ils écoutent la même musique : « Si j’quitte le ter-ter c’est pour t’rafaler. » et sont travaillés tous les deux par le désespoir.

Malgré cela, le récit d’un président dépressif reste cosmétique, il paraît uniquement destiné à permettre une fin de roman spectaculaire, où les deux héros meurent sur la même scène. Pour ajouter à l’effet théâtrale, dans les dernières pages avant la catastrophe, l’auteur ajoute une impression de fatalité dans leur destin. Jenny hésite en trainant des les rues de Paris mais cette autre qui la commande qu’est Chafia est décidée. Saint-Maxens se laisse ballotter de mains en mains à son dernier meeting, comme s’il attendait qu’un incident survienne.

Comme pour Jenny, la singularité de Saint-Maxens est manquée. Le style de l’auteur en phrases serpentines qui accumulent les subordonnées tentent d’atteindre avec peine l’intériorité des personnages. Il veut montrer au lecteur leur douleur en recourant à des descriptions physique et psychologique et aux flux de conscience. Mais ceux-ci deviennent souvent les descriptions enrichies des commentaires et du savoir du narrateur omniscient.  Si le but l’auteur était de développer, par ce récit enchâssé, une critique des acteurs politiques français, elle n’apparaît qu’à l’état d’esquisse.

Jenny et Saint-Maxens, mais aussi les parents Marchand, semblent plus appartenir à la fiction que renvoyer à la réalité pour l’expliquer. Ce qui est dommage pour celui qui voulait par ce livre mieux comprendre qui sont ces terroristes français. Abel Quentin parvient néanmoins à semer le doute sur les facteurs qui ont mené Jenny au martyr, car on ne croit pas que ce soit seulement le facteur développé ici, du malaise adolescent, qui y mène. Ainsi, le lecteur continue-t-il à questionner l’interprétation qu’il aurait pu avoir avant de lire le roman. Ne pas en dire beaucoup sur l’islamisme tout en recouvrant la voix de Jenny par des essais d’explication, laisse aussi une autre possibilité au lecteur, celle d’apprendre à aimer ces ennemis qu’on nous désigne. Ils ne le sont souvent qu’apparemment. Cet enseignement plus humaniste que scientifique correspond bien au genre du roman. Chafia est assurément une surface qui a recouvert une sœur, Jenny. Une surface que l’auteur cherche à percer en la recouvrant – pourtant et c’est dommage – du flot de ses tentatives d’éclaircissements.

L’auteur – le lecteur aussi – ressent-il qu’il a toujours un temps de retard sur la douleur vécue par les personnages ? Il y a un décalage entre ce qui est dit et ce qu’elle est peut-être. « Et pourtant, quelque part, ailleurs, la douleur continuait son grignotement de rat. » ( Drieu la Rochelle , Gilles 1939) reconnaît Abel Quentin en exergue.

Victoire Bortoli

[1] Vierge d’une grande beauté, récompense des héros, dans le paradis, selon la foi musulmane. Par extension dans le livre, une combattante de l’Islam, prête à tout pour sa foi, épouser un combattant ou mourir pour elle.

Pour son tout premier roman, l’avocat Abel Quentin a choisi de mettre au centre de son intrigue un sujet qui fait aujourd’hui l’objet de bien des controverses : la radicalisation. Un processus qui, depuis les attentats de 2015, a été manié par tous les médias, abordé lors des débats télévisés, utilisé par les acteurs politiques de tous bords. Si actuel donc, que c’est avec une certaine appréhension que j’ai entamé ce roman de la sélection, craignant un déballement de clichés, de lieux communs, une maladresse dans le traitement d’un thème si complexe. 

Jenny, le personnage principal, est une adolescente française comme une autre. Elle est déchirée entre sa quête de reconnaissance au lycée et une rupture brutale avec ses parents, qu’elle hait, le tout au sein d’une France périphérique qui n’a rien à lui offrir. Le rejet de ses pairs et l’absence de lien familial facilitent la condensation d’une haine de tout et de tous qui trouve sa continuité logique dans l’islamisme radical. Celui-ci est présenté par l’auteur comme la réponse évidente à la puissance des sentiments de l’héroïne, qui devient suite à sa conversion Chafia, une sœur qui n’éprouve plus que de la haine et l’envie de passer à l’acte, et que rien n’y personne ne pourrait dévier de cette trajectoire effrayante. Un autre scénario se superpose cependant à ce drame intra-familial. C’est celui d’une passation de pouvoir entre Saint Maxens, un président malade, épuisé, qui ne s’accroche au pouvoir que par amour pour celui-ci, et son jeune rival arrangeur de foules, qui incarne un populisme débridé. Ces deux tableaux, qui n’ont au premier abord pas grand-chose en commun, sont pourtant profondément liés, et finissent par se confondre. 

C’est en fait avec une grande habilité qu’Abel Quentin manie ce sujet délicat. Outre une plume remarquable, l’auteur arrive à alterner entre une critique acerbe de notre société qui laisse se développer, voire provoque de tels drames, et un humour qui nous fait basculer de la consternation au rire en quelques lignes. Le style de l’auteur se prête donc parfaitement à cet exercice difficile. 

Sur le fond, le mécanisme de la radicalisation est exposé, disséqué, appréhendé avec une surprenante justesse. L’auteur parvient à retranscrire de façon pertinente l’intensité des sentiments (colère, honte, rejet, désir d’appartenance) qui caractérisent la période charnière de l’adolescence. On comprend à la lecture que le danger de l’islamisme radical est justement d’offrir la solution idéale à ces sentiments, à la fois en intégrant l’individu dans un cercle soudé et en l’encourageant à laisser libre cours à la haine accumulée. Le cas de Jenny l’illustre parfaitement : elle trouve dans l’amitié des sœurs converties ce de quoi elle avait toujours été exclue avec les adolescents de son âge, et traduit sa colère envers eux et ses parents en haine envers le système et tous ceux qui ne suivent pas la même voie. Ce mécanisme qui paraît simple est pourtant habilement complexifié par l’auteur qui multiplie les points de vue. Les personnages du père et de la mère de Jenny, déchirés entre volonté de s’interposer et crainte d’empirer les choses, permettent par exemple de mieux comprendre le rôle difficile que peuvent avoir les parents. Le dédoublement du personnage principal entre une Jenny brisée, perdue, et une Chafia déterminée et haineuse, est également un élément narratif marquant. 

Si le fait de superposer à cette trajectoire individuelle une intrigue politique m’avait parue assez risquée au début du roman, l’auteur parvient pourtant à dresser un portrait pertinent du contexte dans lequel se déroule l’histoire. Malgré le caractère fictif des personnages, c’est un tableau qui ressemble à s’y méprendre à notre paysage politique… J’ai notamment trouvé la description de la fièvre populiste, ainsi que l’analyse implicite de ses mécanismes et de son succès dans la société particulièrement retentissante. Malgré quelques maladresses, comme le parallèle avec la saga Harry Potter qui m’a semblé plus un cliché sur l’adolescence qu’un élément pertinent de l’intrigue, c’est un premier roman très réussi que signe Abel Quentin. Dans l’ensemble, le ton est juste, et parvient à éviter l’infantilisation et la condescendance envers le personnage principal malgré ses excès. Outre l’histoire personnelle de Jenny qui permet de comprendre les différentes dynamiques qui peuvent entraîner la radicalisation, l’auteur nous propose de regarder notre société en face, afin de ne pas être trop prompt à désigner les coupables.  

Clémentine Kerampran

Mur méditerranée de Louis-Philippe Dalembert

Faire face, ancré dans son humaine condition : voici la conviction à laquelle la lecture de Mur Méditerranée conduit. 

Organisé autour des trois personnages principaux exclusivement féminins que sont Chochana, la Nigériane, Semhar, l’Erythréenne, et Dima, la Syrienne, ce récit empreint d’humanité plonge son lecteur dans l’ambivalence existante entre la tragédie causée le déracinement culturel d’une part et l’espoir suscité par l’exil d’autre part. 

Avec une empathie perceptible tout au long du roman, l’auteur démystifie l’expérience migratoire. Souvent considérés comme une masse obscure et dangereuse, ceux qui sont habituellement regroupés sous le vocable « migrants » retrouvent grâce à ce récit une humanité et une individualité bouleversantes. Cette individualisation de la tragédie migratoire se caractérise par une immersion du lecteur au coeur des parcours de vie des trois personnages principaux. Au travers des questionnements des protagonistes sur l’espoir véhiculé par le départ de leur terre natale comme sur leur légitime appréhension, mais également grâce à la narration des horribles sévices subis pendant le parcours en proie aux passeurs, l’humain est pleinement replacé derrière ce processus de migration, qui est habituellement décrit comme un phénomène informe et globalisé. L’impact des rencontres est mis en lumière comme pouvant forger une destinée et la vacuité des capacités financières face à la tragédie est rappelée. En réalité, tous placés au sens propre du terme dans le même bateau, c’est la condition humaine qui est mise en avant comme dernier rempart face à l’inimaginable. 

En outre, la question de la femme occupe elle aussi une place prépondérante dans ce roman, par le biais des personnages centraux. La volonté de l’auteur semble ici de vouloir mettre en lumière la vulnérabilité particulière de ces femmes dans cet interminable voyage vers l’Europe, tout comme leur force incommensurable face aux tortures qui leur sont infligées du fait de leur condition féminine. 

Dans un style authentique, parfois tranchant mais tombant toujours juste, Louis-Philippe Dalembert nous offre un récit qui pousse le lecteur à relativiser sa condition mais également à galvaniser en lui cette volonté d’engagement face à cette injustice innommable que subissent ceux pour qui traverser la Mer au péril de leur vie est le dernier recours. Poussant à une remise en cause salutaire du fonctionnement de nos sociétés sur bien des plans, ce roman est une invitation à replacer au centre ce qui aurait toujours dû être considéré comme l’essentiel : notre humanité. 

Camille Pacouill

Rouge impératrice de Léonora Miano

Rouge impératrice offre au lecteur une double expérience. Celle de l’éclosion et de l’épanouissement d’une histoire d’amour extraordinaire entre Boya, une femme flamboyante et libre et Ilunga, le dirigeant à l’aura bleutée du l’État du Katiopa unifié. Cet amour s’inscrit dans une dimension plus large qui, tout en le dépassant, en dépend viscéralement. Celle de l’avenir politique d’une nouvelle entité étatique créée au début du XXIIème siècle, le Katiopa unifié.

Ce roman nous propose un changement de perspective qui facilite la réflexion et bouleverse notre conception du monde. Nous sommes plongés dans un univers où l’Europe telle que nous la connaissons n’existe plus.

Terrifiés par l’arrivée de migrants sur leur territoire et gageant que cette « invasion » anéantirait l’identité continentale, les Européens fuirent leurs terres et se réfugièrent sur le territoire qu’ils jugeaient le plus à même de restaurer leurs grandeurs passées et de préserver leur avenir : l’Afrique sub-saharienne.

Au terme d’une guerre de libération et d’émancipation, conduite dans les années 2110, les Africains prirent le pouvoir et créèrent le Katiopa unifié assimilable à des États-Unis d’Afrique. Déchus, les Sinistrés se replièrent sur eux-mêmes, de génération en génération, afin de sauvegarder leur identité, ne vivant plus qu’au sein de leur propre communauté.

Progressivement, les deux histoires se mêlent. Boya, enseignante, s’intéresse à la communauté Fulasi (branche française des Sinistrés). De son côté, le gouvernement considère celle-ci comme une menace pour la pérennité du nouvel État et réfléchit à la solution la plus appropriée pour l’empêcher de nuire. Alors que son histoire d’amour progresse, Ilunga est partagé entre deux voies politiques : l’intégration proposée par Boya ou le rejet, suggéré par Igazi, responsable de la Sécurité intérieure.

L’accès au livre est rendu fastidieux par l’emploi de termes issus de différents dialectes et langues africaines. Il faut ainsi attendre quelques chapitres pour entrer pleinement dans le roman. Dès lors, il suffit de se lasser happer par cette double histoire qui offre au lecteur une alternance entre amour et politique sur laquelle l’auteur s’appuie pour distiller sans lourdeur ses réflexions et remettre en question les enjeux migratoires qui nous sont contemporains. La langue riche et fluide devient progressivement un moyen de se projeter davantage dans ce nouvel État africain et de découvrir ou de redécouvrir certains rites et spiritualités continentales. 

Je recommande vivement cette lecture pour celles et ceux qui apprécient l’alliance entre immersion dans un monde inconnu et futuriste, histoire d’amour et réflexion politique.

Lisa Claret

Je ne vais pas vous mentir, ce roman m’a d’abord fait très peur. De par son épaisseur – un pavé de plus de 600 pages ! – mais aussi de par les mots inintelligibles dont sont truffées les premières vingt pages. Il m’a fallu un petit temps d’adaptation avant de vraiment rentrer dans le récit, mais, me direz-vous, comme pour tout roman traitant d’un univers imaginé, autre, dont on doit d’abord s’approprier les mécanismes, les traditions, le langage. L’utilisation de  termes issus du soninké (principalement parlé au Mali, Sénégal…) et du darija (marocain) ne facilite pas les choses, mais contribue de manière efficace à créer une atmosphère de réappropriation et redécouverte identitaire dont il sera question tout au long du roman. 

Dans une époque future, au siècle prochain, de grands questionnements politiques se posent pour l’avenir du Katiopa unifié, Etat-continent africain qui a repris ses droits, s’est défait de l’emprise européenne dont la puissance hégémonique s’est brutalement effondrée. Modernité, traditions ancestrales et respect de l’environnement, ainsi que les diversités culturelles de tout le continent, y cohabitent en harmonie. Le sort des nombreux migrants européens et notamment de français (fulasi) vers ce Katiopa prospère, fuyant leurs pays d’origine qu’ils déplorent avoir été envahis par des étrangers, divise les esprits. Faut-il les exclure totalement, être intransigeant vis-à-vis de ceux qui ont infligé au peuple katiopien tant de souffrances tout au long de l’Histoire ? C’est l’avis de la majorité des mikalayi, dirigeants du pays. Ou devrait-on au contraire leur accorder l’hospitalité au nom d’une humanité qui ne connaît pas de frontières, de couleur de peau, d’origine ? C’est la position que défend Boya, la « femme rouge », enseignante à l’université et chercheuse en sociologie, qui croit profondément en la possibilité de chacun de changer, de s’intégrer. Elle se bat ainsi pour qu’une dernière chance soit accordée aux fulasi et en convainc le chef de l’Etat Ilunga, avec lequel elle vit une histoire d’amour passionnelle et intense. Cette relation est cependant vue d’un mauvais œil de l’entourage d’Ilunga, qui s’oppose à une approche trop clémente face à un peuple qui pour l’instant ne semble pas faire d’efforts d’intégration et accuse Boya d’exercer une influence néfaste sur le chef de l’Etat. Le racisme, la haine de l’étranger, la rancœur et le refus de pardonner sont alors questionnés. L’approche plus humaniste de la femme rouge semble être la plus juste, défendant que les fulasi sont nés à Katiopa, ne connaissent pas d’autre réalité et ne sont pas responsables des actes de leurs ancêtres, mais la position de nombres d’autres personnages du roman refusant de céder une fois de plus aux européens reste compréhensible quand on sait l’emprise qu’ils ont pu avoir sur le continent africain pendant bien trop longtemps.

Alternant entre la petite et la grande Histoire, nous suivons tout au long du roman les rencontres, passions et tensions entre plusieurs personnages, pénétrons leur intimité, découvrons leurs états d’âmes. A la fois profondément politique et psychologique, la narration nous plonge dans les réflexions profondes de chacun des personnages : doutes, reproches, rancune, passion, colère, désir. Relatées au discours indirect libre, les dialogues et pensées des personnages se mêlent au récit. De nombreuses scènes et introspections sexuelles nous proposent une vision saine des relations physiques, vécues pleinement et de manière décomplexée, présentant des élans de réflexion féministes et une approche spirituelle des rapports humains. Le personnage de Boya, fidèle à elle-même, sûre de ses valeurs, forte de ses convictions et ouverte sur le monde, est inspirante. L’autrice la décrit comme « flamboyante » et l’a volontairement placée au centre du récit, femme à la fois puissante, douce, clairvoyante et honnête envers les autres et elle-même.

A travers les traditions mais aussi les valeurs et la philosophie mises en avant, Rouge impératrice m’a permis de remettre en question des concepts et des valeurs qui me semblaient tomber sous le sens, indéniablement justes, tels que l’idée de démocratie représentative dont les dirigeants sont élus au suffrage universel. D’autres modèles pourraient-ils être plus adaptés à un peuple dont la tradition démocratique et le rapport au pouvoir est différent de nos imaginaires européens et occidentaux ? Dans le Katiopa unifié, les traditions ancestrales et spirituelles priment, offrent aux dirigeants une légitimité inconditionnelle qui peut paraître étonnante de prime abord, mais semblent finalement convenir au plus grand nombre et assurer le bon fonctionnement du pays.

Bien qu’il m’ait paru très (trop ?) long, ce roman est captivant, plein de rebondissements et présente une multitude de caractères complexes. L’univers dans lequel nous entraîne l’autrice, entre vision prémonitoire et utopique, fait réfléchir, rêver, et pose une question fondamentale : l’ancienne minorité une fois émancipée saura-t-elle traiter la nouvelle mieux qu’elle ne l’a été elle-même dans le passé ? Ou s’agit-il d’un cercle vicieux voué à se répéter à l’infini ?

Julia Luces

Rouge Impératrice. Deux mots qui claquent et intriguent.

l faut vouloir le commencer, ce roman de 600 pages. Enfant j’adorais les gros romans, épais de perspectives et compagnons de longues soirées d’été. Mais aujourd’hui, le temps ne m’appartient qu’à moitié entre les papers, la vie sociale, les lectures « utiles ». Et pourtant, pas une once d’hésitation ou de regret, bien au contraire. En quelques pages me voilà plongée dans une Afrique utopique, où le continent, prospère, est presque unifié sous le nom de Katiopa. Projetée dans ce monde sans en connaître les codes, on tâtonne parfois dans le chassé-croisé des personnages.

Aux prémices de ma lecture, hachée par les devoirs et les cours, l’histoire a d’abord eu du mal à couler en moi. Puis petit à petit j’ai trouvé mes repères dans cet univers où technologie et écologie sont maîtres-mots. Au fur et à mesure le caractère des personnages infuse le papier qui colle aux doigts, et on n’arrive plus à s’en séparer. On suit l’amour de Boya, une universitaire féministe s’intéressant à la minorité Fulasi, blanche et ostracisée, et d’Ilunga le chef de l’Etat. Leur histoire interdite se noue peu à peu avec pour trame de fond la question de la place des Fulasi dans la société.

Cette population pauvre et campée sur ses origines sont les descendants d’immigrés français qui ont fui le continent pour des raisons identitaires. Alors qu’Ilunga les considère comme une menace pour la sécurité du continent et souhaite les expulser, Boya créent des liens avec eux. Héros de l’Alliance qui a permis l’unification du continent, la présence de Boya aux côtés d’Illunga représente une menace pour la frange dure du régime, qui tente de s’en débarrasser.

Outre ses personnages flamboyants, l’amour qu’ils développent est celui de la patience et du feu, un lien qui explore les différentes facettes de ce que signifie aimer. L’autre histoire d’amour de ce roman, c’est aussi celle de Katiopa. Le roman peint la fresque politique de son unification, les défis auxquelles elle doit faire face, sa relation avec les pays colonisateurs, la richesse de ses cultures, l’émergence d’un continent autarcique doté de ses propres codes et traditions. Au filigrane de la politique, du pouvoir et de la relation des deux amants, le rôle spirituel du vaudou et du lien aux ancêtres sont imbriqués au réel. Le rôle des femmes fait partie prenante de la société, et la sororité y est une institution autant qu’une spiritualité. 

Rouge Impératrice, c’est le portrait d’une Afrique qui se défait du joug colonial et de ses souvenirs tout en renouant avec sa terre et son identité. Le nœud du livre se concentre sur la place des Fulasi dans cette nouvelle civilisation qu’ils méprisent, persuadés de leur supériorité. A travers eux, c’est l’identité du continent qui ne cesse d’être questionnée. 

L’auteur, Léonora Miano, née au Cameroun, vit en France depuis 1991. Rouge Impératrice est un livre sur le futur africain, sur l’idéal des possibles, la richesse d’une terre et de ses habitants et les souffrances qu’ils y ont subies. Lorsque s’affirme l’identité de Katiopa, c’est celle de son voisin qui est troublée. Le succès du continent raisonne face à la décadence de la France et du monde occidental, rongés par le capitalisme, la perte de spiritualité, l’indifférence et la destruction de l’environnement.

Chloé de Saint Laurent

 

Sabena, d’Emmanuel Genvrin

L’importance du choix des mots pour une quatrième de couverture

Nous participons à l’organisation de ce Prix depuis ses débuts et nous avons une relation particulière avec tous les romans de la sélection. Nous avons décidé de prendre la plume pour parler de la quatrième de couverture de Sabena, d’Emmanuel Genvrin.

Si certains lecteurs se laissent tenter par la couverture lors du choix d’ un roman, la quatrième de couverture reste un élément tout aussi déterminant. Ainsi, le choix des mots utilisés dans une quatrième de couverture est primordial car il reflète l’atmosphère du roman, pose certains cadres et influence le lecteur. D’un simple regard, le lecteur va décider s’il emmènera le livre ou si il le reposera sur l’étagère.  

Pourtant, les quatrièmes de couverture ne sont pas l’oeuvre des auteurs, ce sont les maisons d’éditions qui s’en chargent. Et c’est pour pour cela que nous décidons d’aborder le cas de celle de Sabena, qui, selon nous, donne une image déformée du roman, et minimise son propos.

Sabena, c’est l’histoire de trois générations de femmes : la grand-mère Faïza, la mère Bibi et la fille Chati dont les vies vont être bouleversées par les évènements politiques de leur temps, dans un contexte de tensions religieuses et communautaires. 

Au dos du roman, Bibi est évoquée de façon particulière : “Calculatrice, belle comme une sultane des milles et trois nuits, elle est aussi une jeune femme fragile, mystérieuse, la proie de démons intérieurs.”

Dans le roman, Bibi est « calculatrice« , certes, c’est une arnaqueuse qui sait profiter des situations qui se présentent à elle. La résumer à cela est pourtant très réducteur.  Elle n’a pas choisi ce métier, ce sont ses difficultés sociales et sa situation personnelle qui l’y amènent. Avant cela, elle a été vendeuse, escort, serveuse en boîte de nuit, femme entretenue… Les arnaques rapportent plus et elle n’a plus à obéir à qui que ce soit, et surtout pas à des hommes qui se servent d’elle.

Est-ce réellement utile pour comprendre l’essentiel de l’histoire de s’attarder sur sa beauté ? Le roman pose sur nos trois femmes un regard très masculin où la beauté, les formes, les sourires sont sexualisés à outrance. Théorisé sous le nom de “male gaze” il est plus facile de s’en rendre compte au cinéma où des plans très rapprochés sur le corps des personnages féminins ne servent pas le propos de la scène. Dans le roman, les trois femmes sont désirées par tous et l’écriture insiste fortement sur leur beauté fatale. Puisque le roman prend place dans les territoires ultramarins, il est possible de rapprocher cela à une exotisation des “femmes d’ailleurs”, créatures enjôleuses, séduisantes qu’il faut conquérir. “Belle comme une sultane des milles et trois nuits” est particulièrement dérangeant car cela fait écho à l’orientalisme, ces femmes un peu sauvages à dompter, placées dans un harem…

En proie à des démons intérieurs” : les thèmes de la folie ou du traumatisme sont prévalents dans cet ouvrage. Nous sommes néanmoins perplexes face au choix de l’auteur de présenter ces femmes comme réellement “possédées par un démon”. Pourquoi l’auteur a-t il fait le choix de mettre un pied en dehors du “réalisme” de son ouvrage ? Pourquoi a-t il atténué le rôle des violences qu’ont subi ces trois femmes sur leur vie mentale en introduisant cet élément de fantastique ? Doit-on prendre ces propos comme une métaphore ? En effet, beaucoup de contes utilisent des interventions surnaturelles (esprits, démons, djinns…) pour expliquer des faits qui pourtant, sont bien naturels. Est-ce une façon de montrer l’absence de connaissances sur l’impact des traumatismes sexuels sur la santé mentale ?

Nous avons donc une question simple : pourquoi ne pas mentionner dès la quatrième de couverture que ce livre parle avant tout de violences sexistes et sexuelles faites aux femmes ? Par peur, peut-être, de faire fuir le lecteur, qui serait plus tenté par le côté chatoyant et exotique de l’histoire, plutôt que par “un énième livre déprimant” ? Cette quatrième de couverture laisse penser que le fil narratif déroulé serait celui d’une épopée familiale, où trois femmes relèvent avec ingéniosité les problèmes de la vie. Alors qu’après lecture, on constate que l’ouvrage est bien plus tragique : incapacité de s’échapper du destin familial, incapacité de se soustraire des traumatismes historiques (le statut de Sabena) aussi bien que personnels (viols, et violences physiques). 

Malgré la dureté du sujet, il aurait fallu, selon nous, faire preuve d’honnêteté et l’aborder dès la quatrième de couverture. Tout d’abord, pour protéger les lecteurs et les lectrices sensibles aux scènes violentes, ou qui ont un traumatisme similaire à affronter. L’auteur met en effet sur le papier les viols sans détours ni ellipse. Mais surtout, par respect pour la personne qui parcourt ces pages, qui peut se sentir flouée, déçue, et surtout secouée par la violence dont chaque page est imprégnée. 

Julie Tomiche et Flore Souesme