• Demain la brume, de Timothée Demeillers

Comment une société unie dans sa diversité, soudée par presque cinq décennies de vie commune, en vient-elle à se déchirer, jusqu’à la guerre qui efface le passé et dénoue les liens les plus intimes ? Il faut toute la démiurgie romanesque de Timothée Demeillers, faite d’une puissance narrative seulement égalée par la beauté sensorielle du texte, pour parvenir à répondre à cette question, comme peu avant lui — Jünger et Gracq, peut-être une poignée d’autres — ont su le faire.

Demain la brume nous emporte dans ce début des années 1990 qui, pour porteur d’espoirs qu’il fût en Occident, vit aussi de grands déchirements secouer l’Europe orientale et les Balkans. La guerre qui opposa les Croates aux Serbes en fut l’un des premiers et des plus violents.

Timothée Demeillers ne s’est pas attaqué à ce grave et nécessaire sujet en amateur. C’est, au contraire, après de nombreux voyages dans la région et même une résidence en Serbie et en Croatie dans le cadre du programme Stendhal de l’Institut français, qu’il s’est attelé à ce magnifique ouvrage. L’auteur confie trouver dans la littérature cette possibilité d’aller au bout des choses qui lui manquait lorsqu’il était doctorant. C’est là l’un des mérites notoires de son roman : donner à voir, par le pouvoir des mots et de la fiction, les ressorts de l’Histoire.

L’écrivain a été mis sur les traces de Demain la brume en entendant parler par des locaux du « Français de Vukovar ». Échappant à la tentation, forcément vouée à la duperie, d’en faire la biographie, il a mené un travail méticuleux de recherche sur le passé de ce compatriote ayant choisi de rejoindre les rangs des Croates en 1991, qui lui a fourni la glaise de son roman. Pourtant bien ancré dans son temps, ce jeune homme en quête de sens, trait d’union entre les bords de la Loire et le front de l’Est croate, contient en germe l’utopie nauséabonde des jihadistes contemporains partis se battre en Syrie. Car ce livre a beau porter sur un sujet précis, il a le mérite, auquel on reconnaît les grands romans, de porter en lui l’universel.

La manière qu’a Timothée Demeillers de titiller les sens du lecteur ne contribue pas peu à la beauté de Demain la brume. Sa façon de dire le temps — météorologique —, de peindre la couleur du ciel, les rend directement perceptibles au lecteur. Il n’est pas jusqu’à l’ouïe qui ne soit mobilisée par les mots, à travers la place centrale qu’occupe la musique, et notamment le rock yougoslave, dans son ouvrage.

Demain la brume atteint donc un subtil équilibre entre la forme et le fond sans lequel un livre ne peut raisonnablement prétendre à la postérité. Mais il va plus loin, mêlant la poésie au tragique de l’Histoire et à la finesse psychologique des personnages. Que demander de plus ?

Hugo Côte-Petit-François

 

  • Le grand vertige, de Pierre Ducrozet

     

Le Grand Vertige est un long roman aux sujets bien apparents. Ici, il est bien sûre questions de thèmes actuels c’est-à-dire d’écologie, de « collapsologie » (le mot est cité), de pétrole, de malaise existentiel et de pessimisme, de relation père-fille – aussi à la fin. L’objectif de l’auteur est de former une « fiction climatique », une nouvelle littérature qui répondrait au besoin de récits forts sur les transformations en cours.

 Sur des centaines de pages, on suit la tentative du CICC (Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel, une énième commission thématique) créé par le personnage principal, un peu scientifique, carrément mégalomane, Adam Thobias, de sauver le monde. Celui-ci rassemble des acolytes d’horizons disparates devenus des envoyés spéciaux au sein du réseau Télémaque. Il les recrute pour réaliser des missions de repérage, de quoi au juste ? …des missions qui semblent tant au lecteur qu’aux personnages, absurdes, peu claires. Ces sauveurs sont très bien payés (et l’auteur insiste sur ce point…comme si ça nous faisait rêver) grâce au concours financier de grandes puissances mondiales (pas des Etats-Unis de Donald Trump bien sûre mais de la Commission européenne en grande partie…l’imagination de l’auteur est tristement conformiste). Mais celui-ci cherche à mettre un peu de suspens dans son écriture, d’adrénaline. C’est alors que ces agents sont à l’origine d’attentats écologistes à travers le monde puis poursuivis par les agents secrets des Etats qui les ont financés… Ne paniquons pas, nos héros réussissent à traverser le monde sans encombre, d’une page à l’autre ils sont tour à tour en Asie, dans la jungle birmane, en Amazonie, dans la campagne française. La « chasse au trésor » promise par la quatrième de couverture se déroule-t-elle en secret ? En tous les cas, loin des yeux du lecteur qui ne comprend rien à ces sauts de puces mondialisées.

 Ainsi le premier défaut de ce livre est son manque de cohérence. Il n’est que désordre d’événements et de personnages. Inesthétique et sans sens, celui-ci contamine jusque l’écriture… très désagréable.

Sans logique dans l’évolution du récit – et même pas illogique à dessein -, la lecture est gâchée. L’auteur décidant de tout – ce qui est en partie normale –, mais c’est-à-dire ici qu’il ne parsème même pas son récit d’indices, d’hypothèses, apparentes ou devinables qui nous donneraient le goût de le suivre. On ne comprend les épisodes toujours qu’après coup, on est sommé d’acquiescer… morne lecture. Ces indices qui permettent au lecteur d’anticiper, d‘imaginer des évolutions possibles ; ce qui est un des plaisirs de la lecture de romans ; sont absents ici et avec eux le plaisir de lire. Privé de sa participation créatrice, le lecteur reste étranger au livre qui ne devient jamais œuvre mais demeure propriété exclusive de son auteur : « En lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante, la page d’après ; on attend qu’elles confirment ou qu’elles infirment ces prévisions : la lecture se compose d’une foule d’hypothèses, de rêves, suivis de réveils, d’espoirs et de déceptions […]. Sans attente, sans avenir, sans ignorance, pas d’objectivité. […] C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que pour et par autrui. » (Qu’est-ce que la littérature?, JP. Sartre)

Les personnages ensuite sont tous plus neurasthéniques les uns que les autres, uniquement gouvernés [par l’auteur ou Adam Thobias ?] par leurs émotions, leurs états-d ’âmes, ils sont abattus sans motifs.  Avides tant d’intensité que de légèreté, ils recherchent l’extase (avant que de sauver le monde). Ils veulent jouir sans responsabilité. Ils ne pensent pas. Ils n’ont donc rien à nous partager. Leur existence biologique n’éveille pas non plus notre compassion. Les personnages les plus pénibles sont Mia et June, qu’on ne distingue pas très bien l’une de l’autre. D’où viennent-elles ? Comment contribuent-elles à sauver le monde ? Quelles sont leurs compétences ? Nathan, un autre personnage, lui à une mission bien définie -découvrir les secrets de la photosynthèse d’une plante rare pour l’appliquer à notre système d’énergie…- mais c’est un second rôle dans l’histoire. Ces deux filles, non, mais elles occupent l’avant-scène. On ne découvre qu’à la fin que June est la fille adultérine d’Adam Thobias : d’où son recrutement, d’où sa présence dans le livre ? … toujours l’après coup ! Le plus grossier est que l’auteur met au premier plan des personnages sans intérêt que ce soit pour l’enchaînement du récit que pour le sens général. Leur contribution au CICC est nulle. Bonnes qu’à se plaindre, à s’effondrer, à fumer, à se bécoter, on suppose que ce couple ne sert que le plaisir qu’a l’auteur de les imaginer. « Il n’est donc pas vrai qu’on écrive que pour soi-même : ce serait le pire échec […] ».(Sartre)

L’écriture enfin est plate même si elle mêle styles directs et indirects, si elle tente d’innover en mettant sur le même plan points de vue externe, interne et omniscient et flux de conscience. On peut néanmoins reconnaître un goût, un souci qui s’applique à décrire le désordre et les détails des mouvements, des matières, des contacts avec elles et ceux entre personnes, des émotions éprouvées…Ces quelques essais poétiques demeurent bien souvent peu originaux car trop concrets, trop explicites pour nous émerveiller.

« June essaie de ramollir ses membres qui sont durcis à un point tel qu’elle ne sait plus comment bouger parfois, comment atteindre les choses avec ses mains. Elle pense au corps de Mia, peut-être plus souple que le sien. Elle l’avait presque oublié. Mia ne pense plus trop au sien. Elle se dit que June a eu bien raison de les faire venir ici. Tout va bien, lui demande Sylvain, et elle sourit. Nathan est assis dans le canapé, il regarde la télé. Il ne se souvenait plus. C’est aberrant et il adore. On peut taper infiniment sur la télécommande, les mondes se déroulent. Mia regarde June qui s’éloigne sur le chemin. On pourrait faire la paix. Ses pas sur le givre frais. On pourrait. »

Ces tentatives poétiques (il y en a un peu dans cet extrait, si ce n’est dans l’absence de lien logique) n’allègent pas la lecture, mais fait perdre au lecteur la suite des événements en l’engourdissant le mi-temps de la séduction. Après coup, il faut rattraper le fil, comprendre aussi …que les personnages ne sont que des orphelins d’idéaux errant dans un monde en perdition (mais un monde que l’on ne voit pas, que l’auteur ne décrit pas ou seulement à travers une histoire du pétrole au milieu du livre …merci pour cette pause salutaire dans le récit).

Ce livre est lourd. C’est le mot qui reste en refermant cette petite brique rectangulaire, car l’objet a 366pages et un papier épais. Il est surtout lourd de la présence de l’écrivain qui décide de tout et qui n’est pas très drôle, qui se plaît à dépeindre des personnages grotesques malgré eux et malgré lui à force de ne vivre qu’à la surface de leur épiderme, enfin encore et encore alourdi par le traitement disgracieux des sujets écologiques sans que l’on n’ait aperçu une fois l’environnement à préserver, à sauver (peut-être que l’enjeu est trop grand, il se dérobe à la lecture et à l’écriture)…les personnages prennent toute la place ou plutôt leurs émois s’étalent. Ceux-ci sont peut-être la principale raison de l’échec du CICC ou la cause du déclin du monde…Les créatures enfermés en elles-mêmes, préoccupées de soi, ne peuvent plus l’être du monde. Les paysages, les animaux, les paysages n’entrent pas en connexion avec le cours du récit, des vies, ils restent extérieurs comme ils l’ont toujours été dans nos sociétés de prédation. (Sauf pour Nathan, captivé par le vivant, il cherche à vivre à l’image des plantes. Sédentaire, relié au Tout, communiant à leur déclin). Les protagonistes sont bien pris d’un Grand vertige qui mènent à l’effondrement…de la patience du lecteur.

Victoire Bortoli

Le 8 mars, pour l’avant-dernier café littéraire de notre édition, les jurés étudiants du Prix littéraire ont eu l’occasion de rencontrer Pierre Ducrozet. Ils ont pu échanger autour de son dernier livre Le Grand Vertige (Actes Sud), véritable roman d’aventure croisé avec un manifeste sur l’écologie. Bien qu’étant à Barcelone, le format de cette rencontre en ligne a permis à tous de profiter d’une interaction avec l’auteur. Nominé au Prix Médicis et finaliste du Prix du Roman de l’Écologie pour Le Grand Vertige, récompensé en 2017 par le Prix de Flore pour L’invention des corps, Pierre Ducrozet a partagé ce soir avec les étudiants son engagement et ses convictions. Les étudiants ont alors eu l’opportunité de poser des questions à l’auteur sur son livre.

Les premières d’entre elles ont porté sur le mouvement, principe fondateur de cet ouvrage qui se retrouve à plusieurs endroits : dans le rythme des chapitres – inspirés du domaine musical -, dans les cycles naturels, dans les voyages itinérants des personnages, comme dans celui de l’odyssée du pétrole. Le mouvement est aussi un vecteur de création, pour un écrivain qui a l’habitude d’écrire sur la route.

Car la mondialisation, dans le Grand Vertige, se ressent mieux que dans nul autre roman, les personnages nous transportant sans cesse d’un bout à l’autre du globe. De Bruxelles à Shanghai, des forêts d’Amazonie au nord-est à sang de la Birmanie, les personnages empruntent sans cesse l’avion, un paradoxe relevé par les étudiants. Mais pas pour l’auteur, qui estime que les voyages sont précieux. Ils pourraient participer à un nouvel hédonisme solaire pour l’écologie, qui ne pourra pas être seulement austère.

Plus qu’un choix de récit, la mobilité des corps permet de comprendre les inspirations de l’auteur et ses efforts d’innovation littéraire. Pierre Ducrozet se dit en effet largement inspiré par les auteurs de l’Amérique du Sud : Cortázar, Borges, Bolaño, ainsi que d’autres écrivains voyageurs comme Cendrars, Hemingway, Kerouac ou Michaux. Comme eux, il s’agit d’être inventif sur la forme, comme en dépassant le roman national grâce à ce portrait de la mondialisation.

Pour autant, les personnages ne sont pas noyés dans ces nombreux paysages et flux. Originaux, marginaux, ambivalents, ceux-ci ont à leur tour suscité des questions, notamment au sujet d’Adam Tobias : est-il vraiment l’homme providentiel qu’il prétend être ? Comment pouvons-nous qualifier sa relation avec June ? Ils ont révélé un goût inné de l’auteur pour les protagonistes qui sont à la fois des héros et des anti-héros, des êtres emplis d’idéaux, de talents comme de lâcheté

Enfin, le café littéraire n’aurait pu manquer de s’attarder sur des questions politiques avec cet auteur qui a lui-même été élève à l’IEP de Lyon. La discussion a permis d’identifier quelques ouvrages d’inspiration tels que Carbon Democracy de Timothy Mitchell ou Face à Gaïa et Où Atterrir ? de Bruno Latour. Ou encore de réfléchir sur le sens de notre engagement, sur la place de violence et de la non-violence dans la lutte écologique. Quelles sont les actions qui restent à entreprendre ? A quel point doivent-elles être radicales pour faire réagir, au vu de l’urgence écologique ?

Une discussion riche qui a ravivé bien d’autres questions, dont celles non résolues du scénario à adopter face au changement climatique.

Carla Dabadie & Chloé Gondat

 

  • Ce qu’il faut la nuit, de  Laurent Petitmangin

C’est terrible ce que vous nous écrivez là, de cette famille au double destin tragique – la maladie et le combat politique ont fait trois morts. C’est terrible de les lire dans les mots retenus d’un père, de ce père plus précisément, de ce type d’homme-là.

Ce père – fait d’abnégation – se livre sans le faire vraiment. Son cœur est bon mais son esprit est limité. Reconnaissez-vous, qu’il manque de capacité, de volonté à comprendre ? Il est endeuillé -la « moman » est morte il y a peu d’une longue maladie-, livré à lui-même, il a à sa charge deux jeunes hommes à un âge crucial – la fin de l’école, les années d’engagement -, me répondez-vous. C’est vrai, et ça se sent dans l’écriture. Elle décrit beaucoup les événements par le poids du cœur qui les vit ou les subit – bien souvent.

Vous nous faîtes témoins d’une tragédie qui interroge les ressorts intimes de la paternité, de la transmission et du pardon.

Votre père appartient à un monde simple, celui des ouvriers et petits employés lorrains de la deuxième partie du XXe siècle, un milieu uniforme où les choses vont de soi, où l’on est syndiqué ou encarté au parti socialiste. Il souhaite transmettre à ses enfants les valeurs qui sont les siennes, celles de ce monde là…Mais l’air du temps change et les idéaux de gauche sont loin dans le passé. La section locale ressemble plus à un aimable bistro où prendre un verre ou goûter qu’à une tribune politique : « Où étaient nos combats ? On radotait autour du gâteau de la Lucienne. » Il ne connaît presque rien des autres chemins… ceux qui mènent à Paris. Il ne cherche pas à les découvrir pour son cadet Guillou, il assiste aux événements, à son départ. Comme il le fait face à la déviance de son aîné Fus vers les « fachos ». Il ne sait qu’une chose sur eux dictée par son milieu – et ne cherche pas d’autres raisons même s’il s’agit de son fils – c’est qu’ils sont « fachos », « racistes », violents avec les « gauchos » et qu’ils « roulent pour Marine ». A part cela, rien de plus, il ne cherche pas les explications de Fus, comprendre ses motivations. Il se ferme à la discussion et bien que vivant sous le même toit, il se plonge entièrement dans le quotidien qui menace de s’effondrer… Les événements lui échappent, sans mot dire, le réel dérape, la nuit ne passe pas.

L’esprit de votre père n’est alors traversé que par des constats matériels  – trajets à la gare, confection des sandwichs…- et par des vagues d’émotions retranscrites ici avec pudeur – face à la beauté furtive de la lumière d’août, par exemple, « la plus belle qu’on peut voir de toute l’année. Dorée, puissante, sucrée et pourtant pleine de fraîcheur. Déjà pénétrée de l’automne, traversée de zestes de vert et de bleu. Cette lumière, c’est nous. » Vous les décrivez sans analyse. Il est étonnant de lire tant de délicatesse dans un esprit qui ne s’étudie pas, chez un père qui ne peut pas affronter ses différents avec ses fils. Comment parvenez-vous alors à nous troubler comme je le fus ? Votre texte touche une sensibilité qui ne veut pas se dire, être reconnue, à qui on ne veut pas trop laisser de place dans sa vie de peur qu’elle ne la renverse. Pourtant elle est bien présente – grâce à la force de l’écriture-, un peu encombrante pour votre homme. C’est une sensibilité qui trouble car elle est une douleur face aux enfants qui changent sans que le père puisse faire grand-chose et face à toutes les catastrophes des débuts avortés, une douleur qui ne peut laisser indifférent personne qui la lit… une douleur enfin qui étant ce qu’il faut de nuit et l’ayant traversée, peut conduire à une lueur, à un début de clarté, au pardon peut-être.

« Mon fils était encore vivant et, soudainement, sans que je sache pourquoi, j’en avais été à nouveau heureux. D’un bonheur que je n’avais pas connu depuis des années. Un bonheur qui m’avait tenu toute la soirée. Je m’étais installée dans sa chambre, j’avais respiré ses draps et je m’étais endormi en pensant à lui, en priant pour qu’il dorme bien, qu’il entende un peu, comme moi, la rumeur de la nuit. Cette fois, le visage de Fus enfant s’était mêlé à celui du Fus prisonnier. C’est mon Fus qui dormait sur ce mauvais lit, qui profitait de quelques heures calmes, avant que les bruits d’écrou ne recommencent. C’était mon fils qui s’était doucement réconcilié. » pp. 161-16

Victoire Bortoli

  • Chavirer, de Lola Lafon

Chère Lola,

Je me souviens de ma première rencontre avec vos personnages, Violaine et Gene Neveva. J’avais trouvé votre livre par hasard, dans une librairie d’Arcachon dans laquelle mes grands-parents avaient l’habitude d’aller. J’étais troublée par la vitesse avec laquelle ils avaient choisi les livres qui les accompagneraient pendant la semaine, tandis que moi j’avais souvent besoin de longues minutes, parfois mêmes de plusieurs heures, pour trouver des perles rares. Cette fois-ci ce fut Mercy, Mary, Patty qui avait attiré mon attention. Je ne connaissais pas cette Patricia Hearst qui avait, semblait-il, étonné l’Amérique dans les années 70 par ce « moment de chavirement », nous dit la quatrième couverture. Le contraste de la couverture de votre livre avec ceux qu’avaient choisi mes grands-parents m’amusait. Je nous imaginais dans leur jardin, tous les trois sur une chaise longue : mon grand-père et son polar retraçant l’histoire d’un meurtre au pied de la Dune du Pilat, ma grand-mère et le dernier livre d’Anne Perry, et moi avec ce livre à la couverture rouge incandescente.

Votre plume m’a saisie dès les premières lignes, avec ce « vous » troublant que vous utilisez tout le long de l’ouvrage. Ce « vous » qui n’est pas nous, lecteurs et lectrices, mais qui nous parle quand même. Ce « vous » qui nous raconte l’histoire incroyable d’une jeune femme qui se joint aux actions de ses ravisseurs et qui essaie de comprendre avec nous ce chavirement. C’est ce « vous » qui m’as inspiré l’idée d’une lettre à vous adresser, chère Lola, pour vous parler cette fois de Chavirer, votre dernier roman.

Chavirer : 1) Ne plus être en équilibre et basculer. 2) Donner l’impression de se renverser, ne plus être stable, fixe, immobile. 3) Être le lieu de profondes perturbations, perdre de sa stabilité, de sa solidité ; chanceler, vaciller.

C’est lors d’une discussion avec mon libraire de quartier l’été dernier que j’ai appris la parution prochaine de votre dernier livre Chavirer. Je l’attendais déjà avec impatience. Après Mercy, Mary, PattyUne fièvre impossible à négocier et De ça je me console avaient été ajoutés à ma bibliothèque. Alors, il me tardait de vous lire à nouveau, de retrouver votre plume au style unique et vos thèmes si complexes à aborder.

Finalement, quand il est arrivé sur les tables des libraires, je ne suis pas parvenue à me l’offrir. La gravité et la violence du sujet m’en ont dissuadée. Mais quand je me suis inscrite pour devenir juré du Prix Littéraire des étudiants de Sciences Po et que j’ai découvert que votre livre était dans la sélection, je me suis empressée d’aller l’acheter. Il m’était impossible d’attendre que nous recevions les livres, que ce soit en ligne ou en papier. Je désirais à tout prix rencontrer Cléo.

Dans Chavirer, vous nous racontez l’histoire de Cléo, une jeune fille dont le rêve est de devenir danseuse. Mais Cléo n’a pas un talent extraordinaire. Elle n’est pas la meilleure de son cours de danse, elle n’est pas non plus une fille populaire au collège. Elle fait partie des « sans plus », de celles qui sont bonnes mais qui ne sont pas excellentes, de celles que nous ne voyons pas toujours. Alors quand, à la sortie du cours de danse, Cathy la remarque et lui propose de tenter d’obtenir une bourse prestigieuse, Cléo ne peut contenir sa joie et son excitation. On lui donne enfin sa chance, elle est enfin spéciale aux yeux de quelqu’un. Elle et Cathy ne se quittent plus. Cathy lui fait découvrir Paris, ses belles boutiques, ses grands restaurants tout en lui offrant de nouvelles tenues ou du parfum. Cléo doit être prête pour les examens qui feront peut-être d’elle une grande danseuse. Finalement, Cléo se retrouve piégée : lors d’un déjeuner, une audition semblait-il, un homme l’agresse sexuellement. Vous ne nous en dites pas plus. Nous ne savons pas ce que Cléo subit lors de ces déjeuners mais nous savons que cela la changera. Plus tard, Cathy apprend à Cléo qu’elle échoue mais elle continue de la faire rêver : en attendant d’autres opportunités, Cléo doit l’aider à faire connaitre autour d’elle la Fondation Galatée et les bourses qu’elle propose. Cléo est donc encore l’élue, celle qui devra trouver les nouveaux talents pour la Fondation.

Le récit aurait pu s’arrêter là. Vous auriez pu choisir le « je », vous concentrer sur cette jeune fille victime d’un système dont elle se retrouvera à son tour complice à son insu. Mais Chavirer va beaucoup plus loin. Au fil des pages, les années défilent et nous découvrons de nouveaux personnages qui parfois nous interrogent : que font-ils dans votre histoire ? Quels rôles Betty, Yonasz ou encore Anton jouent-ils dans votre récit ? Ce n’est peut-être qu’en refermant le livre, après avoir lu ses dernières lignes que nous comprenons. Nous comprenons que parmi eux se trouvent celui à qui elle aurait pu se confier, celle que Cléo a entrainé dans ce piège, celui qui permettra à l’une d’entre elles de parler. Tous ont un rôle à jouer et illustrent les interdépendances que les violences sexuelles peuvent générer. Par des allers-retours parfaitement ciselés nous construisons avec vous un puzzle, nous comprenons la complexité de ces violences. Nous comprenons que tout n’est pas blanc ou noir.

Tout au long de l’ouvrage nous cherchons les coupables car nous refusons que ce soit Cléo. Nous sommes traversés par des sentiments contradictoires : comment peut-on entrainer d’autres jeunes filles dans le piège qui nous a attrapée ? Comment sortir d’un système de prédation si méthodiquement imaginé ? Vous ne répondez pas à ces questions. Pourtant, vous nous dévoilez le fonctionnement d’un système de manipulation et de violence qui ne nous laisse pas indemne. Ce livre nous interroge et nous dérange. Il nous pousse à écouter les silences, à percevoir les signaux de la souffrance sans nous les dévoiler clairement, à comprendre les sous-entendus. Vous nous racontez le viol, la douleur et la reconstruction sans nous l’écrire. Vous nous donnez une place, aux lecteurs et lectrices, un rôle à jouer qui nous oblige.

Après les témoignages de #MeToo, #MeTooInceste ou #SciencesPorcs, vous nous transmettez une grille d’explications essentielle, à travers le vécu et les sentiments de vos personnages, non seulement de cette culpabilité qui ne quitte pas les victimes, mais aussi de la façon dont on se construit en étant marqué par une cicatrice à vie, qui façonne mais qui ne définit pas entièrement non plus.

Finalement, contre toute attente, la magie de votre livre se trouve dans sa douceur et la place accordée à la danse. Nous découvrons un monde de passions où le corps souffre mais fait vivre. En interrogeant aussi le terme même de « victime », votre roman devient une libération. Nous percevons la blessure qui traverse le corps quand il est marqué par le viol ou l’agression sexuelle. Mais peut-on considérer qu’elle les définit quand leur vie laisse entrer Mylène Farmer et Jean-Jacques Goldman, la philosophie de Jankélévitch et les plateaux télé de Michel Drucker, l’amour et l’amitié ?

En nous donnant les moyens de comprendre sans nous heurter et de saisir la complexité des violences sexuelles sans les excuser, vous nous offrez un grand livre, à mettre entre toutes les mains.

Victoria Géraut