Le Grand Vertige est un long roman aux sujets bien apparents. Ici, il est bien sûre questions de thèmes actuels c’est-à-dire d’écologie, de « collapsologie » (le mot est cité), de pétrole, de malaise existentiel et de pessimisme, de relation père-fille – aussi à la fin. L’objectif de l’auteur est de former une « fiction climatique », une nouvelle littérature qui répondrait au besoin de récits forts sur les transformations en cours.

Sur des centaines de pages, on suit la tentative du CICC (Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel, une énième commission thématique) créé par le personnage principal, un peu scientifique, carrément mégalomane, Adam Thobias, de sauver le monde. Celui-ci rassemble des acolytes d’horizons disparates devenus des envoyés spéciaux au sein du réseau Télémaque. Il les recrute pour réaliser des missions de repérage, de quoi au juste ? …des missions qui semblent tant au lecteur qu’aux personnages, absurdes, peu claires. Ces sauveurs sont très bien payés (et l’auteur insiste sur ce point…comme si ça nous faisait rêver) grâce au concours financier de grandes puissances mondiales (pas des Etats-Unis de Donald Trump bien sûre mais de la Commission européenne en grande partie…l’imagination de l’auteur est tristement conformiste). Mais celui-ci cherche à mettre un peu de suspens dans son écriture, d’adrénaline. C’est alors que ces agents sont à l’origine d’attentats écologistes à travers le monde puis poursuivis par les agents secrets des Etats qui les ont financés… Ne paniquons pas, nos héros réussissent à traverser le monde sans encombre, d’une page à l’autre ils sont tour à tour en Asie, dans la jungle birmane, en Amazonie, dans la campagne française. La « chasse au trésor » promise par la quatrième de couverture se déroule-t-elle en secret ? En tous les cas, loin des yeux du lecteur qui ne comprend rien à ces sauts de puces mondialisées.

Ainsi le premier défaut de ce livre est son manque de cohérence. Il n’est que désordre d’événements et de personnages. Inesthétique et sans sens, celui-ci contamine jusque l’écriture… très désagréable.

Sans logique dans l’évolution du récit – et même pas illogique à dessein -, la lecture est gâchée. L’auteur décidant de tout – ce qui est en partie normale –, mais c’est-à-dire ici qu’il ne parsème même pas son récit d’indices, d’hypothèses, apparentes ou devinables qui nous donneraient le goût de le suivre. On ne comprend les épisodes toujours qu’après coup, on est sommé d’acquiescer… morne lecture. Ces indices qui permettent au lecteur d’anticiper, d‘imaginer des évolutions possibles ; ce qui est un des plaisirs de la lecture de romans ; sont absents ici et avec eux le plaisir de lire. Privé de sa participation créatrice, le lecteur reste étranger au livre qui ne devient jamais œuvre mais demeure propriété exclusive de son auteur : « En lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante, la page d’après ; on attend qu’elles confirment ou qu’elles infirment ces prévisions : la lecture se compose d’une foule d’hypothèses, de rêves, suivis de réveils, d’espoirs et de déceptions […]. Sans attente, sans avenir, sans ignorance, pas d’objectivité. […] C’est l’effort conjugué de l’auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu’est l’ouvrage de l’esprit. Il n’y a d’art que pour et par autrui. » (Qu’est-ce que la littérature?, JP. Sartre)

Les personnages ensuite sont tous plus neurasthéniques les uns que les autres, uniquement gouvernés [par l’auteur ou Adam Thobias ?] par leurs émotions, leurs états-d ’âmes, ils sont abattus sans motifs.  Avides tant d’intensité que de légèreté, ils recherchent l’extase (avant que de sauver le monde). Ils veulent jouir sans responsabilité. Ils ne pensent pas. Ils n’ont donc rien à nous partager. Leur existence biologique n’éveille pas non plus notre compassion. Les personnages les plus pénibles sont Mia et June, qu’on ne distingue pas très bien l’une de l’autre. D’où viennent-elles ? Comment contribuent-elles à sauver le monde ? Quelles sont leurs compétences ? Nathan, un autre personnage, lui à une mission bien définie -découvrir les secrets de la photosynthèse d’une plante rare pour l’appliquer à notre système d’énergie…- mais c’est un second rôle dans l’histoire. Ces deux filles, non, mais elles occupent l’avant-scène. On ne découvre qu’à la fin que June est la fille adultérine d’Adam Thobias : d’où son recrutement, d’où sa présence dans le livre ? … toujours l’après coup ! Le plus grossier est que l’auteur met au premier plan des personnages sans intérêt que ce soit pour l’enchaînement du récit que pour le sens général. Leur contribution au CICC est nulle. Bonnes qu’à se plaindre, à s’effondrer, à fumer, à se bécoter, on suppose que ce couple ne sert que le plaisir qu’a l’auteur de les imaginer. « Il n’est donc pas vrai qu’on écrive que pour soi-même : ce serait le pire échec […] ».(Sartre)

L’écriture enfin est plate même si elle mêle styles directs et indirects, si elle tente d’innover en mettant sur le même plan points de vue externe, interne et omniscient et flux de conscience. On peut néanmoins reconnaître un goût, un souci qui s’applique à décrire le désordre et les détails des mouvements, des matières, des contacts avec elles et ceux entre personnes, des émotions éprouvées…Ces quelques essais poétiques demeurent bien souvent peu originaux car trop concrets, trop explicites pour nous émerveiller.

« June essaie de ramollir ses membres qui sont durcis à un point tel qu’elle ne sait plus comment bouger parfois, comment atteindre les choses avec ses mains. Elle pense au corps de Mia, peut-être plus souple que le sien. Elle l’avait presque oublié. Mia ne pense plus trop au sien. Elle se dit que June a eu bien raison de les faire venir ici. Tout va bien, lui demande Sylvain, et elle sourit. Nathan est assis dans le canapé, il regarde la télé. Il ne se souvenait plus. C’est aberrant et il adore. On peut taper infiniment sur la télécommande, les mondes se déroulent. Mia regarde June qui s’éloigne sur le chemin. On pourrait faire la paix. Ses pas sur le givre frais. On pourrait. »

Ces tentatives poétiques (il y en a un peu dans cet extrait, si ce n’est dans l’absence de lien logique) n’allègent pas la lecture, mais fait perdre au lecteur la suite des événements en l’engourdissant le mi-temps de la séduction. Après coup, il faut rattraper le fil, comprendre aussi …que les personnages ne sont que des orphelins d’idéaux errant dans un monde en perdition (mais un monde que l’on ne voit pas, que l’auteur ne décrit pas ou seulement à travers une histoire du pétrole au milieu du livre …merci pour cette pause salutaire dans le récit).

Ce livre est lourd. C’est le mot qui reste en refermant cette petite brique rectangulaire, car l’objet a 366pages et un papier épais. Il est surtout lourd de la présence de l’écrivain qui décide de tout et qui n’est pas très drôle, qui se plaît à dépeindre des personnages grotesques malgré eux et malgré lui à force de ne vivre qu’à la surface de leur épiderme, enfin encore et encore alourdi par le traitement disgracieux des sujets écologiques sans que l’on n’ait aperçu une fois l’environnement à préserver, à sauver (peut-être que l’enjeu est trop grand, il se dérobe à la lecture et à l’écriture)…les personnages prennent toute la place ou plutôt leurs émois s’étalent. Ceux-ci sont peut-être la principale raison de l’échec du CICC ou la cause du déclin du monde…Les créatures enfermés en elles-mêmes, préoccupées de soi, ne peuvent plus l’être du monde. Les paysages, les animaux, les paysages n’entrent pas en connexion avec le cours du récit, des vies, ils restent extérieurs comme ils l’ont toujours été dans nos sociétés de prédation. (Sauf pour Nathan, captivé par le vivant, il cherche à vivre à l’image des plantes. Sédentaire, relié au Tout, communiant à leur déclin). Les protagonistes sont bien pris d’un Grand vertige qui mènent à l’effondrement…de la patience du lecteur.

Victoire Bortoli


Le 8 mars, pour l’avant-dernier café littéraire de notre édition, les jurés étudiants du Prix littéraire ont eu l’occasion de rencontrer Pierre Ducrozet. Ils ont pu échanger autour de son dernier livre Le Grand Vertige (Actes Sud), véritable roman d’aventure croisé avec un manifeste sur l’écologie. Bien qu’étant à Barcelone, le format de cette rencontre en ligne a permis à tous de profiter d’une interaction avec l’auteur. Nominé au Prix Médicis et finaliste du Prix du Roman de l’Écologie pour Le Grand Vertige, récompensé en 2017 par le Prix de Flore pour L’invention des corps, Pierre Ducrozet a partagé ce soir avec les étudiants son engagement et ses convictions. Les étudiants ont alors eu l’opportunité de poser des questions à l’auteur sur son livre. 

Les premières d’entre elles ont porté sur le mouvement, principe fondateur de cet ouvrage qui se retrouve à plusieurs endroits : dans le rythme des chapitres – inspirés du domaine musical -, dans les cycles naturels, dans les voyages itinérants des personnages, comme dans celui de l’odyssée du pétrole. Le mouvement est aussi un vecteur de création, pour un écrivain qui a l’habitude d’écrire sur la route. 

Car la mondialisation, dans le Grand Vertige, se ressent mieux que dans nul autre roman, les personnages nous transportant sans cesse d’un bout à l’autre du globe. De Bruxelles à Shanghai, des forêts d’Amazonie au nord-est à sang de la Birmanie, les personnages empruntent sans cesse l’avion, un paradoxe relevé par les étudiants. Mais pas pour l’auteur, qui estime que les voyages sont précieux. Ils pourraient participer à un nouvel hédonisme solaire pour l’écologie, qui ne pourra pas être seulement austère. 

Plus qu’un choix de récit, la mobilité des corps permet de comprendre les inspirations de l’auteur et ses efforts d’innovation littéraire. Pierre Ducrozet se dit en effet largement inspiré par les auteurs de l’Amérique du Sud : Cortázar, Borges, Bolaño, ainsi que d’autres écrivains voyageurs comme Cendrars, Hemingway, Kerouac ou Michaux. Comme eux, il s’agit d’être inventif sur la forme, comme en dépassant le roman national grâce à ce portrait de la mondialisation. 

Pour autant, les personnages ne sont pas noyés dans ces nombreux paysages et flux. Originaux, marginaux, ambivalents, ceux-ci ont à leur tour suscité des questions, notamment au sujet d’Adam Tobias : est-il vraiment l’homme providentiel qu’il prétend être ? Comment pouvons-nous qualifier sa relation avec June ? Ils ont révélé un goût inné de l’auteur pour les protagonistes qui sont à la fois des héros et des anti-héros, des êtres emplis d’idéaux, de talents comme de lâcheté. 

Enfin, le café littéraire n’aurait pu manquer de s’attarder sur des questions politiques avec cet auteur qui a lui-même été élève à l’IEP de Lyon. La discussion a permis d’identifier quelques ouvrages d’inspiration tels que Carbon Democracy de Timothy Mitchell ou Face à Gaïa et Où Atterrir ? de Bruno Latour. Ou encore de réfléchir sur le sens de notre engagement, sur la place de violence et de la non-violence dans la lutte écologique. Quelles sont les actions qui restent à entreprendre ? A quel point doivent-elles être radicales pour faire réagir, au vu de l’urgence écologique ? 

Une discussion riche qui a ravivé bien d’autres questions, dont celles non résolues du scénario à adopter face au changement climatique.

Carla Dabadie & Chloé Gondat