Chère Lola,

Je me souviens de ma première rencontre avec vos personnages, Violaine et Gene Neveva. J’avais trouvé votre livre par hasard, dans une librairie d’Arcachon dans laquelle mes grands-parents avaient l’habitude d’aller. J’étais troublée par la vitesse avec laquelle ils avaient choisi les livres qui les accompagneraient pendant la semaine, tandis que moi j’avais souvent besoin de longues minutes, parfois mêmes de plusieurs heures, pour trouver des perles rares. Cette fois-ci ce fut Mercy, Mary, Patty qui avait attiré mon attention. Je ne connaissais pas cette Patricia Hearst qui avait, semblait-il, étonné l’Amérique dans les années 70 par ce « moment de chavirement », nous dit la quatrième couverture. Le contraste de la couverture de votre livre avec ceux qu’avaient choisi mes grands-parents m’amusait. Je nous imaginais dans leur jardin, tous les trois sur une chaise longue : mon grand-père et son polar retraçant l’histoire d’un meurtre au pied de la Dune du Pilat, ma grand-mère et le dernier livre d’Anne Perry, et moi avec ce livre à la couverture rouge incandescente.

Votre plume m’a saisie dès les premières lignes, avec ce « vous » troublant que vous utilisez tout le long de l’ouvrage. Ce « vous » qui n’est pas nous, lecteurs et lectrices, mais qui nous parle quand même. Ce « vous » qui nous raconte l’histoire incroyable d’une jeune femme qui se joint aux actions de ses ravisseurs et qui essaie de comprendre avec nous ce chavirement. C’est ce « vous » qui m’as inspiré l’idée d’une lettre à vous adresser, chère Lola, pour vous parler cette fois de Chavirer, votre dernier roman.

Chavirer : 1) Ne plus être en équilibre et basculer. 2) Donner l’impression de se renverser, ne plus être stable, fixe, immobile. 3) Être le lieu de profondes perturbations, perdre de sa stabilité, de sa solidité ; chanceler, vaciller.

C’est lors d’une discussion avec mon libraire de quartier l’été dernier que j’ai appris la parution prochaine de votre dernier livre Chavirer. Je l’attendais déjà avec impatience. Après Mercy, Mary, PattyUne fièvre impossible à négocier et De ça je me console avaient été ajoutés à ma bibliothèque. Alors, il me tardait de vous lire à nouveau, de retrouver votre plume au style unique et vos thèmes si complexes à aborder.

Finalement, quand il est arrivé sur les tables des libraires, je ne suis pas parvenue à me l’offrir. La gravité et la violence du sujet m’en ont dissuadée. Mais quand je me suis inscrite pour devenir juré du Prix Littéraire des étudiants de Sciences Po et que j’ai découvert que votre livre était dans la sélection, je me suis empressée d’aller l’acheter. Il m’était impossible d’attendre que nous recevions les livres, que ce soit en ligne ou en papier. Je désirais à tout prix rencontrer Cléo.

Dans Chavirer, vous nous racontez l’histoire de Cléo, une jeune fille dont le rêve est de devenir danseuse. Mais Cléo n’a pas un talent extraordinaire. Elle n’est pas la meilleure de son cours de danse, elle n’est pas non plus une fille populaire au collège. Elle fait partie des « sans plus », de celles qui sont bonnes mais qui ne sont pas excellentes, de celles que nous ne voyons pas toujours. Alors quand, à la sortie du cours de danse, Cathy la remarque et lui propose de tenter d’obtenir une bourse prestigieuse, Cléo ne peut contenir sa joie et son excitation. On lui donne enfin sa chance, elle est enfin spéciale aux yeux de quelqu’un. Elle et Cathy ne se quittent plus. Cathy lui fait découvrir Paris, ses belles boutiques, ses grands restaurants tout en lui offrant de nouvelles tenues ou du parfum. Cléo doit être prête pour les examens qui feront peut-être d’elle une grande danseuse. Finalement, Cléo se retrouve piégée : lors d’un déjeuner,

une audition semblait-il, un homme l’agresse sexuellement. Vous ne nous en dites pas plus. Nous ne savons pas ce que Cléo subit lors de ces déjeuners mais nous savons que cela la changera. Plus tard, Cathy apprend à Cléo qu’elle échoue mais elle continue de la faire rêver : en attendant d’autres opportunités, Cléo doit l’aider à faire connaitre autour d’elle la Fondation Galatée et les bourses qu’elle propose. Cléo est donc encore l’élue, celle qui devra trouver les nouveaux talents pour la Fondation.

Le récit aurait pu s’arrêter là. Vous auriez pu choisir le « je », vous concentrer sur cette jeune fille victime d’un système dont elle se retrouvera à son tour complice à son insu. Mais Chavirer va beaucoup plus loin. Au fil des pages, les années défilent et nous découvrons de nouveaux personnages qui parfois nous interrogent : que font-ils dans votre histoire ? Quels rôles Betty, Yonasz ou encore Anton jouent-ils dans votre récit ? Ce n’est peut-être qu’en refermant le livre, après avoir lu ses dernières lignes que nous comprenons. Nous comprenons que parmi eux se trouvent celui à qui elle aurait pu se confier, celle que Cléo a entrainé dans ce piège, celui qui permettra à l’une d’entre elles de parler. Tous ont un rôle à jouer et illustrent les interdépendances que les violences sexuelles peuvent générer. Par des allers-retours parfaitement ciselés nous construisons avec vous un puzzle, nous comprenons la complexité de ces violences. Nous comprenons que tout n’est pas blanc ou noir.

Tout au long de l’ouvrage nous cherchons les coupables car nous refusons que ce soit Cléo. Nous sommes traversés par des sentiments contradictoires : comment peut-on entrainer d’autres jeunes filles dans le piège qui nous a attrapée ? Comment sortir d’un système de prédation si méthodiquement imaginé ? Vous ne répondez pas à ces questions. Pourtant, vous nous dévoilez le fonctionnement d’un système de manipulation et de violence qui ne nous laisse pas indemne. Ce livre nous interroge et nous dérange. Il nous pousse à écouter les silences, à percevoir les signaux de la souffrance sans nous les dévoiler clairement, à comprendre les sous-entendus. Vous nous racontez le viol, la douleur et la reconstruction sans nous l’écrire. Vous nous donnez une place, aux lecteurs et lectrices, un rôle à jouer qui nous oblige.

Après les témoignages de #MeToo, #MeTooInceste ou #SciencesPorcs, vous nous transmettez une grille d’explications essentielle, à travers le vécu et les sentiments de vos personnages, non seulement de cette culpabilité qui ne quitte pas les victimes, mais aussi de la façon dont on se construit en étant marqué par une cicatrice à vie, qui façonne mais qui ne définit pas entièrement non plus.
Finalement, contre toute attente, la magie de votre livre se trouve dans sa douceur et la place accordée à la danse. Nous découvrons un monde de passions où le corps souffre mais fait vivre. En interrogeant aussi le terme même de « victime », votre roman devient une libération. Nous percevons la blessure qui traverse le corps quand il est marqué par le viol ou l’agression sexuelle. Mais peut-on considérer qu’elle les définit quand leur vie laisse entrer Mylène Farmer et Jean-Jacques Goldman, la philosophie de Jankélévitch et les plateaux télé de Michel Drucker, l’amour et l’amitié ?

En nous donnant les moyens de comprendre sans nous heurter et de saisir la complexité des violences sexuelles sans les excuser, vous nous offrez un grand livre, à mettre entre toutes les mains.

Victoria Géraut