Comment une société unie dans sa diversité, soudée par presque cinq décennies de vie commune, en vient-elle à se déchirer, jusqu’à la guerre qui efface le passé et dénoue les liens les plus intimes ? Il faut toute la démiurgie romanesque de Timothée Demeillers, faite d’une puissance narrative seulement égalée par la beauté sensorielle du texte, pour parvenir à répondre à cette question, comme peu avant lui — Jünger et Gracq, peut-être une poignée d’autres — ont su le faire.

Demain la brume nous emporte dans ce début des années 1990 qui, pour porteur d’espoirs qu’il fût en Occident, vit aussi de grands déchirements secouer l’Europe orientale et les Balkans. La guerre qui opposa les Croates aux Serbes en fut l’un des premiers et des plus violents.

Timothée Demeillers ne s’est pas attaqué à ce grave et nécessaire sujet en amateur. C’est, au contraire, après de nombreux voyages dans la région et même une résidence en Serbie et en Croatie dans le cadre du programme Stendhal de l’Institut français, qu’il s’est attelé à ce magnifique ouvrage. L’auteur confie trouver dans la littérature cette possibilité d’aller au bout des choses qui lui manquait lorsqu’il était doctorant. C’est là l’un des mérites notoires de son roman : donner à voir, par le pouvoir des mots et de la fiction, les ressorts de l’Histoire.

L’écrivain a été mis sur les traces de Demain la brume en entendant parler par des locaux du « Français de Vukovar ». Échappant à la tentation, forcément vouée à la duperie, d’en faire la biographie, il a mené un travail méticuleux de recherche sur le passé de ce compatriote ayant choisi de rejoindre les rangs des Croates en 1991, qui lui a fourni la glaise de son roman. Pourtant bien ancré dans son temps, ce jeune homme en quête de sens, trait d’union entre les bords de la Loire et le front de l’Est croate, contient en germe l’utopie nauséabonde des jihadistes contemporains partis se battre en Syrie. Car ce livre a beau porter sur un sujet précis, il a le mérite, auquel on reconnaît les grands romans, de porter en lui l’universel.

La manière qu’a Timothée Demeillers de titiller les sens du lecteur ne contribue pas peu à la beauté de Demain la brume. Sa façon de dire le temps — météorologique —, de peindre la couleur du ciel, les rend directement perceptibles au lecteur. Il n’est pas jusqu’à l’ouïe qui ne soit mobilisée par les mots, à travers la place centrale qu’occupe la musique, et notamment le rock yougoslave, dans son ouvrage.

Demain la brume atteint donc un subtil équilibre entre la forme et le fond sans lequel un livre ne peut raisonnablement prétendre à la postérité. Mais il va plus loin, mêlant la poésie au tragique de l’Histoire et à la finesse psychologique des personnages. Que demander de plus ?

Hugo Côte-Petit-François